Nous le savons, nous ne devrions par « carburer au carburant » et être sobres et économes mais la nature humaine est ainsi faite : face à un buffet de dessert, j’oublie la modération … et avec une carte essence offerte par le patron beaucoup roule sans modération. Alors, vive la contrainte qui empêche les excès et nous met, aussi en matière de mobilité, sur la bonne route ! Parlant des mesures budgétaires qui se dessinent en France, Jean-Marc Jancovici, l’ingénieur scénariste du « Monde sans Fin » illustré par Christophe Blain, écrivait ceci dans un blog début octobre : « La disette budgétaire peut décidément avoir des vertus écologiques : après les billets d'avion, le nouveau gouvernement envisage aussi de durcir la fiscalité sur les véhicules de fonction, rapportent Les Echos ».
C’est une absurdité sans nom que les billets d’avion échappent à la TVA, là où nourriture et vêtements sont assujettis, et à toute forme de taxe de type « pollueur-payeur », que ce soit sous forme de droits d’accise ou de tarification des émissions de CO2. Une telle taxe, appelée dans la profession « taxe pigouvienne » (ou « pigovienne ») en hommage à l’économiste anglais Arthur Cecil Pigou, un contemporain de Keynes, cherche à responsabiliser celui qui, par son comportement, génère des externalités négatives, c’est-à-dire dommageable pour la collectivité, d’aujourd’hui ou de demain. Et il est tout aussi absurde de voir des Etats jouer ou laisser jouer, entre aéroports, le jeu de la course au moins-disant environnemental et sanitaire. Que ce soit au travers de droits aéroportuaires au plancher, voire de subventions sous forme de prestations publiques sous-facturées, en autorisant coucous sur-bruyant et sur-polluant et en tolérant des vols de nuit, le chantage économique joue à plein – et, en l’occurrence, à plein gaz et plein de décibels – alors qu’il n’est même pas à somme nulle mais à somme négative !
Osons le voir : un vol d’un avion, même si, bien sûr, il en est des utiles et des bénéfiques, c’est aussi un vol de taxe et un vol de santé publique !
Concernant l’automobile, la zone basse émissions (« LEZ ») est différée à Bruxelles, sans aucune annonce d’une quelconque mesure environnementale s’y substituant, ce qui est vraiment malheureux. En revanche, grâce aux terribles problèmes budgétaires de la Région de Bruxelles-Capitale – quel oxymore, associer le mot « grâce » au mot « terribles» –, il est aujourd’hui permis d’espérer que la vignette automobile reviendra sur la table des discussions. Et tant qu’à faire la vignette, faisons-là intelligente. Cela veut dire pas le bête forfait annuel à coller sur un pare-brise, mais une tarification différenciée selon la consommation, le poids, le volume et l’heure d’usage du véhicule, tous critères qui déterminent l’intensité des externalités négatives induites par l’automobile.
Et j’aime rappeler ici que l’argument contre la vignette intelligente de la vie privée à respecter est à relativiser, quand on voit ce que le citoyen moyen est prêt à poster sur les réseaux sociaux et à accepter comme « flicage » par son téléphone, sans parler des cookies acceptés « comme une couque » ou du profilage sur la base de sa carte de banque et de ses navigations sur Internet. De plus, il est possible de réguler l’usage fait de l’information sur qui roule où quand et comment pour en empêcher une utilisation impropre.
Un ami me racontait récemment avoir été choqué par son fils qui était venu en voiture de Liège lui rendre visite à Knokke et qui, à la question de pourquoi ne pas être venu en train, lui avait répondu « je m’en fous de l’essence, c’est le patron qui paie ». Car, oui, avec la carte essence qui accompagne la voiture de société, on atteint un sommet d’irresponsabilité, irresponsabilité environnementale mais aussi économique.
En matière automobile, il y a lieu d’interdire les voitures les plus polluantes, de nos campagnes et plus vite encore de nos villes, il y a lieu de bannir les voitures de société (qui n’existent pour dire pas aux Etats-Unis, par exemple !), il y a lieu de supprimer le régime du carburant professionnel et, au-delà, toute forme de subvention à l’énergie fossile, il y a lieu de contrer la SUVisation du parc, il y a lieu de réduire l’espace public, voirie et parking, monopolisé par la voiture, il y a à réduire, voire de supprimer, la déductibilité fiscale des automobiles (on a bien quasi totalement interdit la déductibilité des vêtements, pourtant au moins aussi nécessaires pour travailler qu’une voiture).
Et pour commencer, supprimons les cartes essence liées aux voitures de société. En fonction de l’impact sur le comportement des entreprises et des travailleurs, ce sera bon pour l’environnement (avec ceux qui rouleront moins) et bon pour les finances publiques (avec ceux qui rouleront autant). Et, cerise sur le gâteau, ce sera bon pour la compétitivité des entreprises, dont les frais de fonctionnement diminueront. Un aller/retour Liège/Knokke, c’est 400 kilomètres. A un coût marginal de, disons, EUR 0,3/km, cela fait EUR 120. Avec une simple carte SNCB de 10 trajets, cela revient à EUR 20. Dépenser EUR 120 au lieu de EUR 20 parce qu’il y a un problème de mauvaise incitation, c’est un non-sens.
Les économistes aiment les dilemmes et les trilemmes – pensons à Mundell ou à Rodrik – mais ici il y a convergence entre environnement, finances publiques et coûts pour les entreprises. Et aussi avec l’éthique, non seulement celle de notre responsabilité environnementale, mais aussi celle de la relation de travail. Parce qu’il faut souhaiter une société où on n’en arrive pas à dire « je m’en fous, c’est un autre qui paie ».