Comment apprécier la culpabilité des lanceurs d’alerte ?

Alors que les Etats membres de l’Union européenne achèvent de transposer en droit interne la directive sur les lanceurs d’alerte, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu, en grande chambre, un arrêt très instructif. Elle reprend, complète et met à jour la grille d’analyse issue de l’arrêt Guja en 2008 et propose un test en sept étapes destiné à apprécier la culpabilité des lanceurs d’alerte.

Les faits

Raphaël Halet, est un ressortissant français né en 1976 et résidant en France.

À l’époque des faits, M. Halet travaillait pour la société PricewaterhouseCoopers (PwC) qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise, et dont l’activité consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès des administrations fiscales des décisions fiscales anticipées. Ces décisions qui concernent l’application de la loi fiscale à des opérations futures sont appelées « Advance Tax Agreements » (ATAs) ou « rulings fiscaux » ou encore « rescrits fiscaux ».

Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PwC furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.

Une enquête interne menée par PwC permit d’établir qu’un auditeur, A.D., avait copié, en 2010, la veille de son départ de PwC consécutif à sa démission, 45.000 pages de documents confidentiels, dont 20.000 pages de documents fiscaux correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux, qu’il avait remis, en été 2011, à un journaliste (E.P.) à la demande de celui-ci.

Jusqu’ici, M. Halet n’est pas concerné.

Toutefois, une deuxième enquête interne menée par PwC permit d’identifier que M. Halet avait, à la suite de la révélation par les médias de certains des rescrits fiscaux copiés par A.D., contacté le journaliste E.P. en mai 2012 en vue de lui proposer la remise d’autres documents.

Cette remise eut lieu entre octobre et décembre 2012 et porta sur 16 documents, comprenant 14 déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns des documents furent utilisés par le journaliste E.P. dans le cadre de l’émission télévisée « Cash Investigation » diffusée en juin 2013.

En novembre 2014, les 16 documents furent par ailleurs mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée « International Consortium of Investigative Journalists ».

À la suite d’une plainte déposée par PwC, une procédure pénale fut engagée, à l’issue de laquelle M. Halet fut condamné, en appel, au paiement d’une amende pénale de 1.000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par PwC.

Dans son arrêt, la Cour d’appel conclut notamment que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel avait causé à son employeur un préjudice supérieur à l’intérêt général. M. Halet forma un pourvoi en cassation qui fut rejeté en janvier 2018.

M. Halet se tourne alors vers la CEDH, sur la base de l’article 10 de la Convention (liberté d’expression).

Un arrêt de chambre, défavorable au lanceur d’alerte

La CEDH rend un premier arrêt le 11 mai 2021, défavorable pour M. Halet (cinq voix contre deux).

La Cour considère que M. Halet doit être considéré comme un « lanceur d’alerte » au sens de sa jurisprudence.

Pour autant, la Cour juge ensuite que la Cour d’appel a examiné minutieusement les éléments de l’espèce au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière, pour arriver à la conclusion que les documents divulgués par M. Halet n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté.

La Cour observe aussi que les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » de M. Halet, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible. Elle conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés.

Eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour conclut que les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de M. Halet.

Un arrêt de grande chambre, favorable au lanceur d’alerte

M. Halet tente sa dernière chance : un recours devant la grande chambre de la CEDH.

Celle-ci a accepté de reconsidérer le dossier en grande chambre et vient de rendre son arrêt. Surprise de taille … elle invalide l’arrêt de chambre par 12 voix contre 5.

La Cour rappelle que la protection dont jouissent les lanceurs d’alerte au titre de l’article 10 de la Convention repose sur la prise en compte de caractéristiques propres à l’existence d’une relation de travail : d’une part, le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion inhérent au lien de subordination qui en découle ainsi que, le cas échéant, l’obligation de respecter un secret prévu par la loi ; d’autre part, la position de vulnérabilité notamment économique vis-à-vis de la personne, de l’institution publique ou de l’entreprise dont ils dépendent pour leur travail, ainsi que le risque de subir des représailles de la part de celle-ci.

Elle rappelle aussi que la notion de « lanceur d’alerte » ne fait pas l’objet, à ce jour, d’une définition juridique univoque et qu’elle s’est toujours abstenue d’en consacrer une définition abstraite et générale. Ainsi, la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d’alerte bénéficie de la protection offerte par l’article 10 de la Convention appelle un examen qui s’effectue, non de manière abstraite, mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

À cet égard, la Cour décide de faire application de la grille de contrôle qu’elle a définie dans l’arrêt Guja c. Moldova pour apprécier si, et le cas échéant, dans quelle mesure, l’auteur d’une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues dans le cadre d’une relation professionnelle, peut bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, consciente des évolutions survenues depuis l’adoption de l’arrêt Guja, en 2008, qu’il s’agisse de la place qu’occupent désormais les lanceurs d’alerte dans les sociétés démocratiques et du rôle de premier plan qu’ils sont susceptibles de jouer, la Cour estime opportun de confirmer et consolider les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de protection des lanceurs d’alerte, en en affinant les critères de mise en œuvre, à la lumière du contexte européen et international actuel.

En l’espèce, faisant application de ces critères, la Cour note ce qui suit.

L’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation : la Cour considère que lorsque sont en cause des agissements ou des pratiques portant sur les activités habituelles de l’employeur et qui n’ont, en soi, rien d’illégal, le respect effectif du droit de communiquer des informations présentant un intérêt public suppose d’admettre le recours direct à une voie externe de divulgation, se traduisant, le cas échéant, par la saisine des médias. C’est d’ailleurs ce que la Cour d’appel a admis, en l’espèce.

L’authenticité de l’information divulguée : la Cour note que le requérant a transmis au journaliste des documents dont « l’exactitude et l’authenticité » ont été constatées par la Cour d’appel et ne sont aucunement remises en cause. Ce critère est donc satisfait.

La bonne foi du requérant : il ressort de l’arrêt de la Cour d’appel que le requérant n’a pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur ». Le critère de la bonne foi a donc été respecté au moment de procéder à la divulgation litigieuse.

L’intérêt public que présente l’information divulguée : la Cour rappelle que les informations divulguées n’étaient pas seulement de nature à « interpeller ou scandaliser » comme le retint la Cour d’appel, mais apportaient bien un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et, en particulier en France.

Par ailleurs, le poids de l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu’occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social. En effet, les informations relatives aux pratiques fiscales des multinationales telles que celles dont les déclarations ont été rendues publiques par le requérant permettaient indéniablement de nourrir le débat en cours – déclenché par les premières divulgations de l’auditeur (A.D.) – sur l’évasion fiscale, la transparence, l’équité et la justice fiscale. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’informations dont la divulgation présente un intérêt public pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées.

Les effets dommageables de la divulgation : la Cour estime que le préjudice subi par l’employeur du requérant ne saurait s’apprécier au regard des seuls impacts financiers éventuels de la divulgation litigieuse. Elle admet en effet que PwC a subi un certain préjudice de réputation. Toutefois, la Cour souligne que la réalité de ce préjudice n’apparaît pas avérée sur le long terme.

Ensuite, elle estime nécessaire de rechercher si d’autres intérêts ont été affectés par la divulgation litigieuse. Elle souligne qu’en l’espèce n’est pas seulement en cause la divulgation d’informations par le requérant mais également la soustraction frauduleuse de leur support et qu’à ce titre doit aussi être pris en compte l’intérêt public à prévenir et sanctionner le vol. En outre, la Cour souligne que le respect du secret professionnel présente indéniablement un intérêt public et que le requérant se trouvait tenu au secret professionnel qui prévaut dans le domaine des activités exercées par son employeur, auquel il se trouvait astreint dans l’exercice de son activité professionnelle en vertu de la loi.

Certes, aux yeux de la Cour, les éléments d’appréciation retenus par la Cour d’appel en ce qui concerne le préjudice subi par PwC, à savoir « l’atteinte à l’image » et « une perte de confiance » sont incontestablement pertinents. Pour autant, la Cour d’appel s’est contentée de les formuler en termes généraux, sans apporter de précision permettant de comprendre pourquoi elle a finalement estimé qu’un tel préjudice, dont la nature et la portée n’ont au demeurant pas été déterminées de manière circonstanciée, était « supérieur à l’intérêt général » que présentait la divulgation des informations litigieuses. La Cour en déduit que la Cour d’appel n’a pas placé, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables qu’il convenait de prendre en compte.

En ce qui concerne l’opération de mise en balance effectuée par les juridictions internes, la Cour estime que celle-ci ne répond pas aux exigences qu’elle a définies à l’occasion de la présente affaire. En effet, d’une part, la Cour d’appel s’est livrée à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées. D’autre part, elle n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par l’employeur.

Dès lors, procédant elle-même à la mise en balance des intérêts en jeu, la Cour rappelle qu’elle a reconnu que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public. Dans le même temps, la circonstance que la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant ne pouvait être ignorée. Cependant, la Cour relève l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Au vu des constats opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables.

La sévérité de la sanction, la Cour note qu’après avoir été licencié par son employeur, le requérant a été poursuivi pénalement et condamné au terme d’une procédure pénale ayant connu un fort retentissement médiatique, à une peine d’amende de 1000 euros. Eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Cour d’appel et, compte tenu surtout du résultat auquel elle est parvenue au terme de la mise en balance des intérêts en jeu, la Cour considère que la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

En conclusion, la Cour, après avoir pesé les différents intérêts ici en jeu et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

Plus d’infos ?

Rappelons que tous les Etats membres de l’Union européenne ont transposé en droit national la directive sur les lanceurs d’alerte ou son en train de le faire. Coïncidence du calendrier, la loi belge en la matière est entrée en vigueur ce 15 février 2023. Depuis hier, toutes les entreprises qui emploient au moins 250 employés doivent obligatoirement mettre en place un canal de signalement. Les entreprises qui comptent entre 50 et 249 employés disposent encore de quelques mois pour le faire (jusqu’au 17 décembre).

L’arrêt de grande chambre est joint en annexe.


Source: Droit & Technologies, 16 février 2023.

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