La cour de cassation a rendu un arrêt qui crée les conditions d’une impunité pénale quasi-totale au profit des personnes qui déferlent la haine sur les réseaux sociaux. En maintenant sa ligne de conduite dans toute sa rigueur, y compris le refus absolu de prise en compte de la contribution au débat d’intérêt public, elle fait reculer une cause qui devrait être d’intérêt national : la lutte contre les propos haineux.
Conformément à l’article 150 de la Constitution belge, les délits de presse relèvent de la cour d’assises (à l’exception de ceux inspirés par le racisme ou la xénophobie).
La constitution ne définit toutefois pas le délit de presse ; c’est la cour de cassation qui s’en est chargée, jugeant qu’il s’agit des « atteintes portées aux droits soit de la société, soit des citoyens, par l’abus de la manifestation des opinions dans des écrits imprimés et publics », ou encore « des délits qui portent atteinte aux droits de la société ou des citoyens, commis en exprimant abusivement des opinions dans des écrits imprimés et publiés ».
En substance, il y a donc trois composantes au délit de presse ainsi conçu :
Dès les années ’90, une question évidente s’est posée : un écrit sous forme électronique est-il susceptible d’être un écrit imprimé ou reproduit au sens de l’article 150 ?
Après quelques hésitations des juges du fond, la cour de cassation a considéré en 2012 que le délit de presse suppose un texte reproduit par voie d’imprimerie ou par un procédé similaire, et admis qu’il puisse se réaliser par diffusion numérique.
Internet était donc inclus dans le régime de l’article 150 de la constitution, ce dont tout le monde s’est réjoui puisque la presse était à l’époque en pleine migration numérique et craignait un régime à deux vitesses pour un contenu identique : l’article papier aurait été protégé par l’article 150, mais pas sa version électronique. L’arrêt de 2012 a donc contribué à sécuriser les choses pour le monde de la presse.
Puis vinrent … les réseaux sociaux.
Et avec les réseaux sociaux vinrent … les déferlements de haine, les insultes, les comportements harcelants, toute cette boue colportée par des lâches cachés derrière leur écran et charriée sans retenue par des réseaux sociaux trop heureux d’engranger de plus en plus d’abonnés.
Avec les réseaux sociaux, c’est la condition de manifestation d’une pensée délictueuse qui a révélé toute sa subtilité.
En somme, si l’on admet que traiter quelqu’un de con puisse être l’expression d’une pensée au sens de l’article 150, le propos se trouve protégé par l’article 150 précité. Il est alors de facto immunisé contre toute poursuite pénale (qui imagine en effet convoquer une cour d’assise pour une insulte) ?
C’est ce qui explique qu’en Belgique, on peut impunément, ou presque, insulter, diffamer ou harceler … tant qu’on le fait en ligne.
Peut-être le coupable répondra-t-il de son comportement devant un juge civil si la victime est assez riche et patiente pour s’offrir le luxe d’un procès dans lequel elle récupèrera en dommages et intérêts le tiers de ce que lui coûte son procès, mais le coupable est, de facto, assuré d’être tranquille sur le plan pénal.
Excédés, les juges du fond ont tenté de trouver la parade.
La tentative la plus remarquable vient de la cour d’appel de Liège (bientôt suivie par d’autres juges ; par exemple, le tribunal correctionnel de Liège, dans un jugement du 7 septembre 2018 (JLMB, 2018, pp. 1817 et suiv. et obs. Q. Pironnet), confirmé en appel (Liège, 28 mai 2019, AM., 2020, pp. 380 et suiv. avec une note critique de Q. Van Enis) a estimé que l’injure (en l’occurrence sur Facebook) n’était pas l’expression d’une opinion, en sorte qu’elle n’était pas constitutive d’un délit de presse passible de la seule Cour d’assises).
En 2016, ladite cour d’appel de Liège a rendu un arrêt tranché dans lequel elle considère que :
C’est cet arrêt qui est soumis à la Cour de cassation.
L’arrêt de la haute cour tient en trois attendus importants :
Reprenant les attendus de la cour d’appel reproduits ci-dessus, la cour de cassation en déduit la violation de l’article 150.
Certes l’arrêt de la cour d’appel n’était pas exempt de critique sur le plan juridique car il sous-entend que des insultes sont incapables de constituer une pensée ou une opinion au sens de l’article 150 de la constitution, et cette affirmation est probablement trop générale, souvent fausse et en contradiction avec la jurisprudence qui invite, en cas de doute, à élargir la notion d”opinion.
Il n’empêche qu’il faut avoir le courage de se poser une question fondamentale : si l’on veut éviter d’offrir une quasi impunité pénale aux auteurs de comportements vicieux et illégaux sur Internet, peut-on encore s’offrir le luxe d’un pivot fondé exclusivement sur la notion de « pensée » ou « d’opinion » délictueuse sans égard aux éléments intrinsèques (contenu) et extrinsèques (contexte) du propos ?
Ce critère est en effet tantôt trop strict quand il ne le devrait pas (protection d’informations non constitutives d’opinions mais néanmoins importantes pour le débat public), tantôt trop lâche quand il devrait être resserré (comportement qui, même s’il exprime une opinion, est clairement mu par la volonté de nuire plutôt qu’informer).
Solution évidente : modifier la constitution pour supprimer la cour d’assise en matière de délit de presse.
C’est politiquement très chaud, car cette compétence fait partie d’un équilibre global destiné au départ à protéger la presse contre l’arbitraire du pouvoir. Toucher à un pilier de l’édifice au nom des excès sur les réseaux sociaux, c’est risquer de rompre un équilibre qui protège la presse dans son rôle de chien de garde de la démocratie. Il faut donc, si on envisage cette piste, veiller à assurer une niveau global de protection équivalent : il y a va de la liberté d’expression tout de même ! et de son corollaire : le droit du public d’être informé même (surtout) quand le contenu dérange.
Puisque c’est un arrêt de la cour de cassation qui a défini le délit de presse au sens de l’article 150 de la constitution, un autre arrêt pourrait tout aussi bien faire évoluer les choses sans modifier la constitution.
Plusieurs auteurs invitent ainsi la cour à placer le curseur sur la notion de contribution au débat général plutôt que l’opinion ou la pensée délictueuse. L’avocat général, tout en concluant à la cassation, présentait longuement cette séduisante thèse dans ses observations écrites mais sans y adhérer.
Il éclairait son texte de l’exemple fourni par l’arrêt du 1er février 2018 de la CEDH, rejetant la requête d’un député qui avait été condamné pour outrage à magistrat en raison de propos virulents tenus à l’encontre du magistrat qui l’avait mis en examen quelques mois plus tôt pour fraudes électorales. Ayant retenu que les propos tenus visaient à atteindre le magistrat dans sa personne et ne pouvaient être objectivement utiles à l’information du public, la Cour note que la cour d’appel a exclu que les déclarations avaient pour but de donner un simple avis sur le fonctionnement de la justice locale puisque le magistrat était nommément désigné et visé dans ses fonctions et que les propos consistaient en des attaques personnelles et en « une mise en cause de l’indépendance judiciaire ». Puisque les propos tenus relevaient plus d’une attaque personnelle contre le juge D. que de la critique et malgré le contexte politique où l’invective déborde souvent sur le plan personnel, la Cour estime que le débat n’était pas objectivement utile à l’information du public.
Il est évident que la prise en compte de la contribution à l’intérêt général est un paramètre de l’équation. Or, la cour de cassation refuse de le prendre en compte, précisant expressément que l’article 150 de la constitution ne fait pas dépendre la compétence du jury « de la pertinence ou de l’importance sociale de la pensée ou de l’opinion publiée ».
Il est difficile de concilier ce refus absolu de la haute cour avec les texte internationaux qui incluent dans la même sphère de protection, l’expression d’une « opinion » mais aussi la liberté de recevoir ou de communiquer « des informations » (article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme), ou encore la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre « des informations et des idées de toute espèce (…) » (article 19 du Pacte des Nations-Unies relatif aux droits civils et politiques),
La notion d’information est bien plus vaste que celle, restreinte, de pensée ou d’opinion (délictueuse ou non). Cette dernière n’englobe par exemple pas facilement les photos, les vidéos, les lanceurs d’alerte qui diffusent des documents en masse, les ‘chasseurs de fait’ dont l’importance est vitale vu la multiplication des fake news, etc.
Peut-on imaginer que la solution vienne d’une condamnation de la Belgique ?
Cela peut, au moins théoriquement, se concevoir. La plaignante au pénal (victime du propos litigieux), déboutée, pourrait sans doute saisir Strasbourg d’une violation consistant en l’absence de protection effective de sa vie privée et de son intimité.
Il est vrai que la jurisprudence strasbourgeoise est plutôt constituée de personnes qui la saisissent après avoir été condamnées pour violation de la liberté d’expression, mais rien n’empêche que la cour, saisie par celui qui n’a pas obtenu la condamnation de l’auteur, raisonne, dans le cadre de la recherche d’un équilibre entre deux valeurs contraires, selon des règles similaires mais appliquées cette fois à la demande de la victime.
Pourquoi la cour de cassation est-elle aussi campée sur ses positions ?
On semble lire entre les lignes la crainte que se téléscopent une règle de compétence et la décision sur le fond : si l’on renvoie devant la cour d’assise un contenu au motif qu’il participe à l’intérêt général, quelle sera encore la latitude du jury quand on connait la rigueur avec laquelle la CEDH protège le débat d’intérêt général ?
L’argument n’est pas dénué de sens, mais la solution actuelle aboutit à une situation tout aussi insatisfaisante puisqu’elle crée une situation d’impunité pénale quasi systématique.
L’avocat général terminait ses observations par les propos suivants :
Il nous est impossible d’être d’accord avec cette affirmation.
Nous invitons le haut magistrat à venir constater dans les prétoires, sur le terrain où se battent les avocats et les juges du fond, les dégâts quotidiens de la jurisprudence de la haute cour : il constatera que le critère exclusif actuel est :
En cette matière, la règle de droit est actuellement dans un cul-de-sac.
Sans infléchissement de la jurisprudence, il n’y a qu’une impulsion politique qui pourra débloquer les choses. Au vu du nombre de dossiers de harcèlement, diffamation et haine en ligne, il y a urgence.
Source : Droit & Technologies