Distribution sur Internet : un nouveau cadre juridique !

La Commission européenne a adopté ce 10 mai 2022, le nouveau règlement d’exemption sur les accords verticaux, ainsi que de nouvelles lignes directrices sur les restrictions verticales.

Le sujet est critique pour le commerce électronique : places de marchés, secteur du luxe, distribution de produits technologiques, contrôle du prix de vente final, ventes directes par le fabricant, distribution duale (physique et en ligne), … beaucoup de choses vont évoluer.

`Le règlement d’exemption révisé et les lignes directrices entreront en vigueur le 1er juin 2022.

Des tensions fréquentes entre un fabricant et ses partenaires

Jadis, le fabricant d’un produit le manufacturait, puis le remettait à un grossiste qui approvisionnait les points de vente physiques, lesquels vendaient à leur tour à l’utilisateur final. Dans cette chaine, les rôles étaient bien définis et peu conflictuels : un grossiste n’imaginait pas vendre au consommateur final, tandis que le fabricant pensait rarement à concurrencer son propre réseau physique. Il y avait bien des exceptions liées aux spécificités du secteur ou du produit visé, mais dans l’ensemble les rôles étaient relativement bien définis et respectés.

Puis l’Internet est arrivé, bousculant cet ordre établi.

Par exemple :

  • L’essor de la vente en ligne représente un formidable marché et donc des débouchés dont les fabricants se réjouissent. Pour autant, ils souhaitent souvent contrôler ce canal afin de ne pas mettre en difficulté des réseaux physiques qui existent parfois de longue date et représentent des investissements et des coûts d’entretien importants.
  • La facilité de comparaison liée à Internet crée une tension sur les prix dont le consommateur se réjouit mais qui peut, à partir d’un certain moment, perturber l’équilibre en place, favoriser l’essor rapide de nouveaux entrants, semer la zizanie dans des réseaux établis de longue date, et obliger plusieurs membres de la chaine de distribution à rogner leur marge au point de les mettre en danger. Il n’est pas rare que le fabricant réagisse en tentant d’uniformiser autant que possible le prix de vente final (en magasin et/ou en ligne). C’est un jeu très dangereux sur le plan économique et juridique, mais plusieurs fabricants tentent le coup tant les enjeux sont importants.
  • Une autre méthode permettant de réduire les tensions internes au circuit de distribution d’un produit, peut consister à élever le positionnement du produit (par exemple pour en faire un produit de luxe) ou organiser la raréfaction de l’offre (en limitant le nombre de points de vente).
  • Également, la facilité des outils de vente en ligne pousse plusieurs fabricants à tenter l’aventure eux-mêmes, quitte à entrer en concurrence avec leurs revendeurs. Reprendre à son compte une partie de la vente en ligne permet au fabricant de maintenir sa marge, mais crée une tension concurrentielle avec ses partenaires habituels. Le secteur automobile est frappé par cette évolution qui voit parfois des concessionnaires devenir un point de préparation et de distribution du véhicule neuf vendu en direct par la marque sur son propre site web.
  • Enfin, last but no least, les fabricants redoutent les plateformes et autres places de marché. Il n’est pas rare d’entendre des patron(ne)s chevronné(e)s et peu habitués aux états d’âmes, avouer qu’Amazon et Google shopping sont les seules choses qui les empêchent vraiment de dormir.

L’interdiction des ententes

Pour toutes ces raisons (et d’autres), les fabricants tentent de plus en plus de cadenasser la circulation de leurs produits en réglementant chaque étape depuis la fabrication jusqu’à la vente au consommateur final.

Une des manières d’y arriver est de mettre en place un réseau sélectif. Dans son rapport du 10 mai 2017 sur le commerce électronique, la Commission européenne le relève expressément (point 15) : « Les fabricants reconnaissent explicitement qu’ils recourent à la distribution sélective en réaction à la croissance du commerce électronique, car ils peuvent ainsi mieux contrôler les réseaux de distribution, en particulier pour ce qui est de la qualité de la distribution, mais aussi du prix. »

Le problème est que le contrôle que le fabricant instaure sur la chaîne de distribution et la vente à l’utilisateur final, implique des accords ou pratiques (les « ententes ») qui sont en principe … interdits par l’article 101 du traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Cette disposition est claire : « Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur (…) »

L’article 101 fournit des exemples d’ententes prohibées ; il vise notamment les ententes consistant à :

  1. fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction,
  2. limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
  3. répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement,
  4. appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
  5. subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats. […].

La sanction est sévère : selon l’article 101, § 2, « Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit ».

Des réseaux sélectifs tous illicites ?

Faut-il en déduire que les accords de distribution sont illicites ?

Certainement pas.

En effet, le paragraphe 3 de l’article 101 TFUE permet de déclarer l’interdiction inapplicable à un certain nombre de situations : « qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans : a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs, b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence. »

Le règlement d’exemption 330/2010

La Commission européenne a reçu la compétence d’appliquer, par voie de règlement, l’article 101, paragraphe 3 TFUE à certaines catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, ce qui a donné le règlement n° 330/2010 dit « d’exemption par catégorie ».

Un accord « vertical » est celui qui concerne deux ou plusieurs entreprises opérant chacune, aux fins de l’accord ou de la pratique concertée, à un niveau différent de la chaîne de production ou de distribution, et relatif aux conditions auxquelles les parties peuvent acheter, vendre ou revendre certains biens ou services. Cet accord n’affecte en principe pas le commerce inter-marques : il organise le commerce au sein d’une même marque. On l’oppose à l’accord horizontal qui implique des opérateurs inter-marques (par exemple si deux concurrents s’accordent sur un prix).

Les accords qui lient les différents acteurs d’une chaine de distribution d’un produit, sont des exemples d’accords verticaux.

L’article 2 du Règlement 300/2010 exempte les accords verticaux de l’interdiction des ententes : « Conformément à l’article 101, paragraphe 3, du traité, et sous réserve des dispositions du présent règlement, l’article 101, paragraphe 1, du traité est déclaré inapplicable aux accords verticaux […] »

D’où vient cette indulgence ?

Le règlement part du postulat que les effets anticoncurrentiels que peuvent comporter certains accords verticaux, même s’ils correspondent à la définition de l’entente interdite de l’article 101, §1er du TFUE, sont présumés être moins importants que les gains d’efficience dont ils peuvent être à l’origine (améliorer la production ou la distribution et réserver aux consommateurs une partie équitable des avantages qui en résultent).

Le considérant 6 du Règlement est explicite : « Certains types d’accords verticaux peuvent améliorer l’efficience économique à l’intérieur d’une chaîne de production ou de distribution grâce à une meilleure coordination entre les entreprises participantes. Ils peuvent, en particulier, entraîner une diminution des coûts de transaction et de distribution des parties et assurer à celles-ci un niveau optimal d’investissements et de ventes. »

Il y a évidemment des conditions que l’accord doit respecter pour bénéficier de l’exemption prévue par le Règlement.

Ces conditions sont trop nombreuses et complexes pour être exposées ici, mais on retiendra notamment que :

  • L’exemption ne s’applique pas à certains accords verticaux en fonction de leur objet. Le règlement appelle ça les « restrictions caractérisées » dont l’exemple emblématique est la fixation d’un prix de vente imposé. Dans ce cas, c’est l’ensemble de l’accord qui est exclu de l’exemption (et tombe dès lors sous le coup du régime général) en raison de son objet. Lorsqu’une telle restriction caractérisée est incluse dans un accord, il est présumé que cet accord relève de l’article 101, § 1. Il est également présumé qu’il est peu probable que cet accord remplisse les conditions énoncées à l’article 101, § 3, raison pour laquelle l’exemption par catégorie ne s’applique pas. Toutefois, les entreprises ont la possibilité de démontrer l’existence d’effets favorables à la concurrence en vertu de l’article 101, § 3, dans un cas donné.
  • L’exemption prévue ne s’applique pas à certaines obligations contenues dans des accords verticaux. Le règlement appelle ça les « restrictions exclues » dont l’exemple emblématique est la clause de non-concurrence excessive. Dans ce cas, c’est cette obligation-là qui est exclue de l’exemption (et tombe dès lors sous le coup du régime général). L’accord lui-même peut pour le reste continuer à bénéficier de l’exemption, mais pas l’obligation qui pose problème. Il ne faut donc pas confondre les « restrictions exclues » avec les « restrictions caractérisées ».

Vu la complexité de la matière, la Commission européenne a doublé son règlement de lignes directrices « afin d’aider les entreprises à évaluer elles-mêmes les accords verticaux au regard des règles de concurrence de l’UE. Les critères qui y sont exposés ne peuvent être appliqués mécaniquement, mais en tenant dûment compte des circonstances propres à chaque cas. Chaque cas doit être apprécié à la lumière des faits qui lui sont propres ».

Le nouveau règlement d’exemption

Le règlement 330/2010 devait être mis à jour, non seulement parce que sa date juridique de péremption arrivait à expiration, mais aussi par ce que le commerce électronique ayant bouleversé les pratiques depuis 2010, il était temps de le moderniser.

Tel est l’objet du nouveau règlement approuvé ce 10 mai 2022 par la Commission européenne, et qui entrera en vigueur cet été.

Principales modifications apportées aux règles révisées

Dans sa communication, la Commission insiste sur le fait que les nouvelles règles restreignent le champ d’application de la zone de sécurité en ce qui concerne:

  1. la double distribution, c’est-à-dire lorsqu’un fournisseur vend ses biens ou ses services par l’intermédiaire de distributeurs indépendants, mais aussi directement aux clients finaux, et
  2. les obligations de parité, c’est-à-dire les obligations qui imposent au vendeur de proposer à sa contrepartie des conditions identiques ou meilleures que celles proposées sur les canaux de vente de tiers, comme d’autres plateformes, et/ou sur les canaux de vente directe du vendeur, comme son site web.

Inversement, la Commission insiste sur le fait que les nouvelles règles élargissent le champ d’application de la zone de sécurité en ce qui concerne :

  1. certaines restrictions de la capacité d’un acheteur à s’adresser activement à des clients individuels, c’est-à-dire les ventes actives, et
  2. certaines pratiques liées aux ventes en ligne, à savoir la possibilité de facturer au même distributeur des prix de gros différents, selon que les produits seront vendus en ligne ou hors ligne, et la capacité d’imposer des critères différents pour les ventes en ligne et hors ligne dans les systèmes de distribution sélective.

Ces restrictions sont désormais exemptées en vertu du nouveau règlement d’exemption, pour autant que toutes les autres conditions de l’exemption soient remplies.

Également, les règles du règlement d’exemption ont été mises à jour en ce qui concerne l’appréciation des restrictions en ligne, des accords verticaux dans l’économie des plateformes et des accords qui poursuivent des objectifs de durabilité, entre autres domaines.

En outre, les lignes directrices fournissent des orientations détaillées sur un certain nombre de sujets, tels que les accords de distribution sélective et exclusive et les contrats d’agence.

Plus d’infos

Le nouveau règlement d’exemption est disponible en annexe.

La note explicative de la Commission européenne.

La page web dédiée de la DG Concurrence, qui contient toutes les contributions des parties prenantes soumises dans le cadre de l’évaluation et de l’analyse d’impact, des résumés des différentes activités de consultation, le document de travail des services de la Commission sur l’évaluation et les rapports d’expertise rédigés aux fins de l’analyse d’impact.

Source : Droit & Technologies, mai 2022

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