Le système financier européen retrouvera un point d’équilibre par l'utilisation dirigée des dépôts bancaires et des réserves d’assurances vers le financement des États.
Depuis les années quatre-vingt, de luttes acharnées contre l’inflation aux hausses alarmantes de l’endettement privé et public, jusqu’à son rachat massif par les banques centrales, le sentiment d’une fragilité systémique grandit.
On pourrait imaginer, bien sûr, que le financement des États devienne illimité dans le cadre d’une création monétaire infinie et effrayante (c’est-à-dire que la BCE acquiert ad infinitum des obligations publiques), mais cela pourrait engendrer des risques inflationnistes et de perte de crédibilité monétaire. Derrière ou après la création monétaire des banques centrales, il ne reste plus rien pour endiguer l’élan effréné du capitalisme. Et le problème de ce dernier, c’est son absence mortifère de limite.
On pourrait donc craindre que la création monétaire ne soit plus liée à une dette exigible et que cela conduise à une rupture systémique terrifiante, puisque tout repose sur une anticipation de richesse future susceptible de ne jamais se concrétiser. C’est pour cette raison que certains redoutent une implosion catastrophique liée à une bulle de monnaie émise par les banques centrales.
Cependant, contrairement à cette vision apocalyptique, je crois que le système financier européen retrouvera un point d’équilibre non pas dans l’expansion ultérieure du financement par les banques centrales ou une implosion systémique, mais par une aspiration en lui-même consistant en l’utilisation dirigée des dépôts bancaires et des réserves d’assurances – qui sont eux-mêmes les reflets de cette création monétaire – vers le financement des États.
C’est ce que les économistes appellent la répression financière. Elle se manifestera par des interdictions à la mobilité internationale de l’épargne, des réglementations sur le contrôle des transactions et, bien sûr, des taux d’intérêt négatifs, après déduction de l’inflation.
Cette singularité est d’ailleurs intuitive: si les États remboursent leurs dettes par l’inflation, c’est-à-dire que le taux d’intérêt qu’ils payent sur leurs emprunts est inférieur au taux d’inflation, c’est grâce aux dépôts bancaires qui doivent subir le même sort. On constate à cet égard l’erreur de la BCE qui augmente ses taux d’intérêt pour combattre une inflation contre laquelle elle n’est impotente qu’au risque d’aggraver le manque de croissance dans un contexte géopolitique très fragile pour l’Europe. L’histoire jugera cette erreur historique commise par des cénacles de rencontres.
L’inéluctable issue de la création monétaire par les banques centrales scellera son propre sort à travers un contrôle étatique sinistrement renforcé des banques commerciales, où la monnaie créée par les banques centrales est abritée. Autrement dit, faute de pouvoir être financés indéfiniment par les banques centrales, les États devront se financer auprès des institutions financières qu’ils régissent de manière inquiétante. Jadis en expansion, le circuit monétaire fonctionnera désormais en combustion interne, menaçant l’équilibre du système.
Les banques commerciales vont donc imiter ce que la BCE fait aujourd’hui: elles garantiront les dépôts des épargnants par des dettes publiques, dans un contexte de souverainisme financier angoissant.
La monnaie sera sécurisée, mais guère rémunérée, malgré la remontée des taux d’intérêt. En effet, tout comme un billet de banque qui ne rapporte rien par lui-même, l’épargne garantie – à l’instar de la monnaie – par des dettes publiques sera liquide, mais quasiment improductive. La mobilité internationale de l’épargne européenne sera entravée, générant des tensions économiques. La circulation de la monnaie, pourtant essentielle à son existence, va s’altérer malgré l’ouverture des marchés financiers européens décrétée en 1985, présageant un avenir sombre.
Mais, en vérité, il était impossible qu’un tel niveau d’endettement public, fragmenté entre les États membres de la zone euro, ne conduise pas à une étatisation inquiétante et accrue du secteur bancaire.
La confrontation monétaire d'un accroissement vertigineux du crédit – dont le financement ne peut plus être assuré que par la création monétaire, en repoussant toujours plus loin sa dynamique – ne peut qu’engendrer une modification structurelle des circuits de l’épargne, avec des conséquences potentiellement désastreuses.
Cette nationalisation monétaire sera complétée par l’émission d’euros numérisés, émis par la BCE, qui permettront de juxtaposer, au sein du bilan de la BCE, les dettes publiques que cette institution finance et l’épargne domestique des citoyens. Dans cette perspective sombre, la BCE et les États vont aussi capturer une part des flux monétaires pour financer la transition énergétique et la remédiation environnementale, soulevant des questions sur les libertés économiques.
Faut-il s’en étonner? Pas du tout. La monnaie est consubstantielle à l’autorité des États qui la manipulent pour leurs propres fins. Elle fait écho au paiement de l’impôt, les deux droits régaliens – à savoir celui de battre monnaie et de lever l’impôt – étant l’avers et l’envers de la même réalité, reflétés par la locution "Monetandi jus principum ossibus inhæret" (le droit de battre monnaie inséparable de la souveraineté) qui rappelle la tutelle étatique de la monnaie sur toutes les dettes et créances des citoyens.
Dans l’ombre, nous percevons le système d’économie de marché néolibéral comme un système cohérent et une réalité irréversible, où la monnaie est un fluide naturellement produit par les circonvolutions obscures du capital. Mais sera-ce toujours le cas en Europe? J’en doute fortement.
Est-il plausible que la monnaie — bien public par essence — soit majoritairement gérée par des forces de marché? Probablement pas. Si une réhabilitation étatique et certainement une vision plus égalitaire de la société s’imposent, la monnaie ne sera plus le produit consubstantiel et spontané des flux capitalistes, mais redeviendra — ne fût-ce que partiellement, et même si elle constitue un bien généré par le roulement de l’économie privée — un objet public sous un contrôle accru et menaçant de l’État.
En somme, les engagements sociaux sont aujourd’hui financés par un endettement public, qui est lui-même à la base de la création monétaire mise en œuvre par la BCE. Cette situation sinistre engendre une nationalisation progressive de l’économie dont l’aboutissement consistera probablement en une étatisation croissante et effrayante des banques commerciales qui seront contraintes de canaliser l’épargne qui leur est confiée vers le financement des États.
C’est donc le capital privé qui sera orienté, de manière dirigée et interventionniste, vers le financement des engagements et des dépenses sociales, mettant en péril la stabilité économique et les libertés individuelles.
Cet article a également été publié dans le journal L'Echo