Je suis fils d’enseignants, et j’ai moi-même consacré un cinquième de ma carrière à la recherche et à l’enseignement, à différents niveaux (promotion sociale, enseignement supérieur, universités) et dans les trois régions du pays. Cette année, j’ai décidé d’arrêter progressivement mes cours, mais je reste très concerné par l’évolution du transfert de connaissances dans un contexte de bouleversements technologiques majeurs. Je crois, plus que tout, à la valeur du passage d’intelligence et d’érudition, ayant fait mienne cette maxime de François Mauriac : une vie ne vaut que ce qu’elle aura coûté d’efforts… d’éruditions.
Ma principale préoccupation concerne la valorisation du statut des enseignants, surtout aux niveaux primaires et secondaires. C’est un métier fondamental, et même existentiel pour l’avenir d’un projet de société. Or, les professeurs sont mal payés, trop souvent mal guidés et peu encouragés, et surtout vus avec suspicion dans un monde consumériste et agité, où l’argent règne en maître. On leur retire ainsi la confiance qu’une communauté, fondée sur l’apprentissage à long terme, le partage, la bienveillance et l’apaisement, devrait leur accorder. Malgré les pactes qui ne portent d’excellence que le nom, de très nombreux jeunes enseignants quittent leur vocation. Plus nombreux sont ceux qui observent avec une pointe d’attendrissement, voire de cynisme, ceux qui se dévouent à transmettre le savoir, malgré la multitude de qualités que cela exige, alors que seul le secteur marchand semble compter dans le PIB.
Je m’interroge aussi sur la signification de l’enseignement supérieur, et de l’universitaire en particulier. Le défi est l’intelligence artificielle, dont — il faut le rappeler — nous n’entrevoyons que les balbutiements, car nous allons, un jour, peut-être atteindre la croissance exponentielle, voire asymptotique, de la connaissance, ce que certains appellent le point de singularité.
L’enseignement supérieur est long, beaucoup trop long. Il s’étend sur un apprentissage par couches de connaissances, plus ou moins structurées. Il y a aussi, bien sûr, un aspect punitif : il s’agit d’écarter ceux qui ne possèdent pas les prédispositions intellectuelles ou comportementales suffisamment robustes. Les professeurs enseignent des matières souvent ressassées d’année en année, avec, certes, quelques avancées, mais souvent modestes. Et d’ailleurs, c’est cela qui fait la différence entre les bonnes et les moins bonnes universités : c’est la qualité de la remise en question des professeurs, leurs prédispositions au partage de connaissance et leur aptitude à grandir les étudiants dans un enthousiasme collectif qui les distinguent. Mais alors que penser des soi-disant professeurs d’universités, sans autre qualification qu’une expérience professionnelle souvent désuète et répétitive, ni doctorat, ni publication signalée ou ouvrage remarqué, qui troquent un enseignement gratuit contre un titre (à mes yeux) usurpé de professeur ? Rien de bon.
Par ailleurs, une question se pose : pourquoi enseigner à des étudiants ce qu’une machine peut résoudre, et surtout bientôt résoudra ? Bien sûr, on m’objectera que le rôle d’un professeur est d’apprendre à apprendre, dans la grande tradition cicéronienne, et qu’un professeur est là pour transmettre une intuition éclairée et des valeurs morales… sauf que ce n’est pas cela qui qualifie un professeur. Et là aussi, c’est dommage.
Et je vais plus loin : dans ces ruptures technologiques stupéfiantes qui s’imposent à tous, comment un professeur peut-il enseigner une matière qu’il ne connaît pas, ou à peine mieux qu’un étudiant ? En matière d’intelligence artificielle, de nombreuses entreprises embauchent des jeunes imaginatifs et très curieux… qui n’ont d’ailleurs pas de diplôme universitaire, faute d’enseignants capables de leur fournir un enseignement qui les prépare. Tout cela pose de très sérieuses questions.
Je pense qu’il faut révolutionner l’enseignement : à partir d’un certain niveau ou âge, il s’agit d’apprendre aux étudiants à donner des cours. C’est eux qui deviennent, au sein d’une classe, le moteur de l’apprentissage collectif. Et cela rejoint un autre problème de l’enseignement universitaire européen : il est essentiellement déductif, et donc limité dans son apprentissage. L’enseignement américain est inductif, itératif, empirique et fondé sur la pensée ouverte. Il est, en, grande partie, ce vers quoi l’enseignement européen devrait tendre.
Il faut donc basculer vers un enseignement plus court, où le professeur guide la profondeur de l’apprentissage par des étudiants dont la qualité sera mesurée par la restitution, non pas à un examen (qui, en soi, est questionnable : que signifie un examen réussi à l’époque de ChatGPT ?), mais à une classe qui sera elle-même chargée d’amplifier le processus pédagogique.