La notion d’abus fiscal en matière d’impôt sur les revenus a été introduite dans le Code par la Loi-programme du 29 mars 2012 qui a modifié l’article 344, §1er, du C.I.R. ‘92.
Cette disposition prévoit l’inopposabilité à l’administration fiscale d’un acte juridique ou d’un ensemble d’actes juridiques au cas où, par le biais desdits acte ou ensemble d’actes, le contribuable réalise, en violation des objectifs d'une disposition (déterminée) du Code ou des arrêtés pris en exécution de celui-ci, une opération par laquelle
Si l’administration parvient à déterminer la disposition en cause et l’objectif précis de celle-ci, il appartiendra au contribuable de prouver que le choix de l’acte juridique ou de l’ensemble d'actes juridiques qu’il aura accompli(s) se justifie par d'autres motifs que la volonté d'éviter le prélèvement fiscal qu’il devrait normalement subir.
Si le contribuable ne parvient pas à rapporter la preuve contraire dont il assume la charge, la base imposable et le calcul de l'impôt seront « rétablis » de manière à ce que l'opération soit soumise à l’impôt conformément à l'objectif ainsi bafoué de la loi, comme si l'abus n'avait jamais eu lieu.
C’est dans ce contexte que s’inscrivait l’arrêt du 17 octobre 2023 de la Cour d’appel d’Anvers dont il sera question ci-après : cette décision présente un intérêt car il confronte l’abus fiscal de l’article 344, §1er, du Code, à une opération parfois utilisée par certains actionnaires d’une société opérationnelle dans le but de de retirer les liquidités disponibles de celle-ci tout en évitant le paiement du précompte mobilier.
Pour ce faire, il suffit, pense-t-on souvent, aux actionnaires de la société opérationnelle disposant de réserves distribuables de créer une société holding et de céder à celle-ci leurs actions à titre onéreux.
Le plus souvent, la société holding nouvellement constituée n’aura pas les liquidités pour payer le prix de la cession mais que cela ne tienne : la créance sur la société sera inscrite au crédit du compte courant des actionnaires.
Par la suite, la société opérationnelle n’aura qu’à distribuer des dividendes à la société holding dans des conditions permettant une distribution exonérée ; devenue ainsi solvable, la société holding n’aura plus qu’à apurer les comptes courants créditeurs en payant le prix des actions aux actionnaires-cédants, toujours en exonération d’impôt si ceux-ci agissent dans le cadre de la gestion de leur patrimoine privé.
C’est exactement la manière de procéder dont les actionnaires comparaissant devant la Cour d’appel d’Anvers ont fait le choix et en percevant de dividendes de la société opérationnelle au titre de prix de la cession de leurs actions, ils ont évité le paiement du précompte mobilier.
Leur joie fut toutefois de courte durée, puisque l’administration fiscale a estimé qu’ils avaient commis un abus fiscal et a imposé, par le biais de l’article 344, §1er, du Code le remboursement (en l’espèce : partiel) du compte courant en tant que distribution de dividendes.
La Cour d’appel a validé le point de vue de l’administration.
D’une part, elle a estimé que l’administration avait rapporté la preuve de l’existence de l’élément objectif de l’abus fiscal (dès lors l’existence d’un acte juridique, ou un ensemble d'actes juridiques, qui allai(en)t à l’encontre de l’objectif d'une disposition précise de la loi fiscale) : il s’agissait en l’espèce de la contrariété à l’article 18, alinéa 1er, 1°, du C.I.R. ’92, qui prévoit en substance que les dividendes comprennent tous les avantages accordés par une société aux actions et aux parts bénéficiaires, la notion d’avantages accordés aux actions suggérant d’ailleurs la survenance d’un appauvrissement de la société, correspondant à un enrichissement dans le chef du bénéficiaire de l'avantage.
La Cour a ainsi décelé en l’espèce un appauvrissement de la société opérationnelle, dans la mesure où les réserves de celle-ci avaient été amenuisées suite à la distribution de dividendes opérée, et a estimé, vu que la distribution avait fini par avoir lieu sans paiement du précompte mobilier, que l'article 18, alinéa 1er, 1° du Code avait été violé dans sa finalité et son objet.
D’autre part, la Cour a considéré qu’il ressortait des circonstances de la cause que l’élément subjectif de l’abus fiscal, à savoir la volonté, en l’espèce, de se placer hors du champ d'application de la loi fiscale, était également établi.
Il est vrai que les circonstances de la cause étaient plutôt révélatrices du caractère purement instrumental de la société holding ; ainsi, à titre d’exemple, l’on relèvera avec la Cour que :
Le montage paraissait donc artificiel. Cela n’explique toutefois pas que la Cour ait négligé de rechercher la disposition précise dont l’« objectif » aurait été violé, comme elle le devait.
Les contribuables concernés avaient toutefois le droit de tenter de démontrer que l'ensemble d'actes juridiques réalisés était motivé par d'autres raisons que l'évasion fiscale.
En vain : la Cour n’a pas accueilli l’argument consistant à dire qu’il ne s’agissait pas d’un ensemble d’actes faisant partie d'une chaîne indivisible, pas plus qu’elle n’a estimée fondée la réfutation du caractère artificiel du montage, surtout en raison de l’absence de toute activité économique de la part de la holding.
En l’espèce, les contribuables, qui - cela est vrai - n’avaient pas réellement fourni de grands efforts pour ne serait-ce que préserver les apparences, ont donc succombé et la taxation fut maintenue.
Cet arrêt a le mérite de rappeler qu’il ne suffit pas au contribuable de poser des actes formellement conformes à la loi et d’en accepter les conséquences ; encore faut-il que ces actes ou ensembles d’actes ne soient pas abusifs au sens légal et qu’inversement, ils soient susceptibles de recevoir une justification économique qui ne peut revêtir un caractère purement fiscal, sous peine d’inopposabilité de l’opération réalisée à l’administration fiscale.