Pertes des banques centrales: causes et conséquences

Les banques centrales du monde entier ont récemment cessé d’enregistrer des bénéfices pour afficher des pertes considérables. Cet article examine les causes de ces pertes et leurs conséquences potentielles.

Les banques centrales peuvent-elles continuer de fonctionner efficacement ? Qu’impliquent ces pertes pour le budget de l’État ?

Article publié dans la Revue économique de 2024



Depuis 2019, les articles de la Revue économique sont publiés en français et en néerlandais sous forme de digests, leur version complète n’étant disponible qu’en anglais.


Ces dernières années, les banquiers centraux ont dû relever fortement les taux d’intérêt afin de contenir les pressions généralisées qui s’exerçaient sur les prix à la consommation. Dès lors, nombre de banques centrales ont cessé d’engranger des profits, essuyant en lieu et place de lourdes pertes, ce qui a suscité un débat sur l’importance des bénéfices réalisés par les banques centrales. Cet article tente de fournir une vue d’ensemble accessible des tenants et des aboutissants des pertes que les principales banques centrales enregistrent actuellement. L’article se concentre sur l’Eurosystème mais la situation d’autres grandes banques centrales est évoquée lorsque cela s’y prête.

Les bilans des banques centrales de l’Eurosystème ont évolué de manière stupéfiante ces dernières décennies

La première explication de la raison pour laquelle de nombreuses banques centrales accusent actuellement des pertes réside dans la variation spectaculaire de la taille et de la composition des bilans des banques centrales depuis la grande crise financière. Le graphique 1 montre l’évolution combinée des actifs au bilan consolidé de la BCE et des banques centrales nationales de l’Eurosystème de 1999 à 2023. Entre 1999 et 2006, le total des actifs a affiché une croissance modérée. Par la suite, on a observé plusieurs vagues durant lesquelles les prêts aux banques (zone jaune) ont augmenté sensiblement, notamment dans le sillage de la grande crise financière, de la crise de la dette souveraine et de la pandémie de COVID‑19. Les conditions sur les marchés financiers ayant tendance à se durcir pendant les crises, les banques se sont de plus en plus tournées vers l’Eurosystème pour se financer durant ces périodes, notamment au travers d’opérations ciblées de refinancement à plus long terme (targeted longer-term refinancing operations ou TLTRO).

Graphique 1 Article 8

La deuxième raison réside dans le fait que le montant des titres détenus à des fins de politique monétaire (zone bleue) a fortement augmenté. L’Eurosystème avait commencé à acheter des titres dès 2009, mais ces achats se sont intensifiés à partir de 2014, dans le cadre du programme d’achats d’actifs (asset purchase programme ou APP), et à partir de 2020, dans le contexte de la crise du COVID19, dans le cadre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme ou PEPP). Généralement qualifiés d’« assouplissement quantitatif » (quantitative easing ou QE), ces programmes d’achats de titres visaient à stimuler l’économie alors que l’inflation des prix à la consommation campait sous l’objectif de la BCE et que les taux d’intérêt directeurs de la BCE s’établissaient à des niveaux historiquement bas.

L’expansion des actifs de banque centrale s’est traduite, au passif du bilan consolidé, par une vive hausse des soldes de réserve des banques commerciales auprès de la banque centrale. Ces réserves sont créées dès lors qu’une banque centrale paie un actif ou accorde un prêt dans sa propre monnaie.

Pourquoi les banques centrales enregistrent-elles des pertes aujourd'hui ?

L’évolution de la taille et de la composition du bilan a eu d’importantes répercussions sur la rentabilité de l’Eurosystème[1]. Dans le sillage de la crise du COVID‑19, une confluence de facteurs a entraîné le retour de l’inflation dans la zone euro et dans le monde. L’inflation grimpant rapidement, des relèvements rapides et sensibles des taux directeurs ont été nécessaires pour ramener l’inflation vers sa cible. Dès lors, les énormes réserves des banques commerciales, rémunérées au taux directeur, ont commencé à devenir une grosse source de dépenses pour les banques centrales de l’Eurosystème, représentant jusqu’à près de 200 milliards d’euros en 2023 (cf. graphique 2).

[1] En l'absence d'un compte de résultat consolidé de l'Eurosystème, l'analyse des pertes et des profits de l'Eurosystème repose sur les données des six plus grandes banques centrales nationales de l'Eurosystème (c'est-à-dire celles d'Allemagne, de France, d'Italie, d'Espagne, des Pays-Bas et de Belgique).

Graphique 2 Article 8

La hausse des charges d’intérêts ne coïncide toutefois pas avec une augmentation des revenus d’intérêts. D’une part, les portefeuilles QE des banques centrales ont été constitués lorsque les taux d’intérêt étaient bas, ce qui les a mises dans une situation où elles disposaient d’un grand nombre d’obligations à faible rendement. D’autre part, la maturité des obligations acquises était assez longue. Par conséquent, même si les rendements des obligations équivalentes ont augmenté proportionnellement au taux directeur au cours du récent cycle de resserrement de la politique monétaire, les banques centrales n’ont pas pleinement bénéficié de cette revalorisation. En effet, l’Eurosystème n’a que partiellement intégré la hausse des rendements à long terme à mesure que les obligations arrivaient à échéance et que les produits des remboursements étaient réinvestis. En outre, la troisième série de TLTRO a été une source de charges d'intérêts plutôt que de revenus d’intérêts pour les banques centrales de l’Eurosystème puisqu’elles ont eu lieu durant une période de taux d’intérêt négatifs, même si les conditions de prêt ont été adaptées afin d’être moins favorables en octobre 2022.

Par conséquent, après avoir généralement affiché des résultats positifs au cours des deux dernières décennies, les banques centrales de l’Eurosystème ont récemment commencé à enregistrer des bénéfices en baisse, voire des pertes parfois importantes en raison de la diminution des revenus d’intérêts nets. En 2023, les six plus grandes banques centrales de l’Eurosystème ont déclaré une perte d’intérêts nette consolidée de 50 milliards d’euros et une perte comptable globale de 6 milliards d’euros. Les banques centrales devraient continuer d’essuyer des pertes au cours des prochaines années. L’ampleur de ces pertes dépendra de la taille et de la composition des bilans des banques centrales, et l’évolution future des taux directeurs, et est donc très incertaine. Les pertes devraient toutefois s’amoindrir avec le temps, à mesure que l’excédent de liqudité se résorbera et que les taux directeurs diminueront.

L'ampleur des pertes cumulées pour les six banques centrales de l'Eurosystème considérées devrait être assez hétérogène, en fonction de différents facteurs. D’abord, des banques centrales comme celles d'Espagne et d'Italie, par exemple, bénéficient de rendements moyens plus élevés sur leurs portefeuilles d'obligations souveraines. En outre, les banques centrales peuvent, à des degrés divers, couvrir les pertes éventuelles au moyen de fonds qu'elles ont mis en réserve au cours des années précédentes. En effet, comme l’illustre le graphique 3, les réserves des banques centrales de l'Eurosystème ont augmenté régulièrement durant de nombreuses années, mais ont récemment diminué à la suite de pertes. Les banques centrales ont effectivement constitué des réserves pour faire face à d'éventuelles pertes futures, qui étaient susceptibles de résulter de l'exposition plus élevée aux taux d'intérêt résultant d’opérations de politique monétaire. Sur fond de hausse des rendements sur leurs obligations souveraines nationales qu’elles détiennent, certaines banques centrales ont été en mesure de constituer des réserves plus importantes au cours de la dernière décennie.

Graphique 3 Article 8

Toute nouvelle perte des banques centrales au cours des prochaines années pourrait plus qu'épuiser les réserves des banques centrales dans certains cas. En d'autres termes, si aucune mesure spécifique n'est adoptée, les banques centrales pourraient fonctionner avec une valeur nette négative [2] – c'est-à-dire avec des actifs évalués à une valeur moindre que les passifs –, peut-être pendant plusieurs années.

Une valeur nette négative ne constitue pas nécessairement un problème pour une banque centrale

Il y a néanmoins plusieurs cas de banques centrales fonctionnant durant des années avec une valeur nette négative sans rencontrer de difficultés. Les banques centrales ne sont pas des banques commerciales et ont pour principal objectif de maintenir la stabilité des prix. En outre, la valeur nette d'une banque centrale ne prend pas en compte sa capacité de générer des revenus de « seigneuriage » issus de la création de monnaie. En effet, le monopole d’une banque centrale sur l'émission de la monnaie légale la rend rentable « par nature »: en périodes normales, elle émet des passifs – billets de banque et réserves – à un coût inférieur au rendement qu'elle obtient sur les actifs contre lesquels ces passifs sont détenus, c'est-à-dire les prêts aux banques et les titres.

Par conséquent, ce qui importe, c'est la rentabilité de la banque centrale dans le temps. Cette rentabilité est mesurée par sa valeur nette globale, c'est-à-dire la valeur nette de la banque centrale plus la valeur actuelle des flux de revenus de seigneuriage futurs moins la valeur actuelle des dépenses futures pour les frais de fonctionnement et les versements nets au trésor (et aux autres actionnaires). Une valeur globale nette non négative indique que la banque centrale est solvable et peut faire face à ses obligations de paiement dans la durée.

On peut donc considérer une valeur globale nette négative comme un signal d'alarme, suggérant que la situation actuelle de la banque centrale est non soutenable. Une recapitalisation par l'autorité budgétaire pourrait être nécessaire pour éviter que la banque centrale ne doive abandonner son mandat de stabilité des prix et accroître les revenus de seigneuriage au moyen d’une croissance plus forte de la masse monétaire et d’une hausse de l'inflation.

En ce qui concerne les banques centrales de l'Eurosystème, les pertes actuelles sont importantes, mais elles devraient être temporaires et récupérables grâce aux bénéfices futurs. Des aides en capital de la part des pouvoirs publics ne sont dès lors pas à l’ordre du jour.

Accroissements des bilans dans d’autres pays

Des achats d’actifs et des opérations de crédit ont également entraîné des changements dans la composition des bilans d’autres grandes banques centrales, les exposant de la même façon à un risque de taux d’intérêt accru. Le revenu net de la Réserve fédérale, par exemple, est principalement déterminé par la différence entre les revenus d’intérêts générés à partir des titres du trésor et des titres d’agences adossés à des prêts hypothécaires dans son System Open Market Account (SOMA) et les charges d’intérêts liées à ses passifs, c’est-à-dire les soldes de réserves et les accords de pension (repos). Le revenu net d’intérêts de la Réserve fédérale est négatif depuis septembre 2022. Le graphique 4 montre que cette tendance devrait se poursuivre en 2024. Le revenu net redeviendrait positif à partir de 2025, principalement en raison des baisses attendues des taux d’intérêt à court terme et de l’augmentation des revenus provenant des titres à haut rendement ajoutés au portefeuille par le biais de réinvestissements et d’achats dans le cadre de la gestion des réserves.

[2] Le terme « valeur nette » est utilisé dans son sens habituel dans la littérature économique. Son utilisation est limitée à cette étude. Notre objectif n'est pas de clarifier les situations respectives des différentes banques centrales examinées. En effet, celles-ci sont soumises à leurs cadres juridiques et règles comptables nationaux respectifs, avec leurs caractéristiques et leurs particularités.

Graphique 4 Article 8

De son côté, la Banque d’Angleterre procède à des achats d’actifs par l’intermédiaire d’une filiale dénommée « Asset Purchase Facility » (APF). L’APF est financée par des prêts de la Banque d’Angleterre, sur lesquels les intérêts versés sont influencés par le taux directeur, à savoir le « taux bancaire ». De 2009 à 2022, l’APF a produit des flux de trésorerie nets positifs, dont le montant cumulé a culminé à 123,8 milliards de livres sterling à la fin de septembre 2022. Cependant, depuis le relèvement du taux bancaire, l’APF génère des flux de trésorerie nets négatifs, qui devraient atteindre environ 170 milliards de livres sterling pendant la durée de son existence.

Compte tenu de la nature particulière de l’assouplissement quantitatif mis en place par la Banque d’Angleterre et de son approche agressive en matière de resserrement, la suppression de ce programme fait l’objet d’un suivi attentif. Pendant la période d’assouplissement quantitatif, la Banque d’Angleterre a acheté un montant proportionnellement plus important de dette publique assortie d’échéances particulièrement longues par rapport aux autres banques centrales, ce qui la rend plus vulnérable à la hausse des taux d’intérêt à court terme.

Dans ce contexte, la Banque d’Angleterre se défait activement de ses obligations d’État, là où l’Eurosystème et la Réserve fédérale, par exemple, réduisent leur bilan en ne réinvestissant pas les titres arrivant à échéance. Cependant, en raison de ces ventes, la Banque d’Angleterre réalise des moins-values qui s’expliquent par le fait que les rendements sont plus élevés (et donc les prix plus bas) aujourd’hui qu’au moment où ces obligations ont été achetées.

Les pertes de la banque centrale ont une incidence sur les finances de l’autorité budgétaire

Les banques centrales transfèrent généralement (une partie de) leurs bénéfices à l’autorité budgétaire. Comme le montre le graphique 5, les six plus grandes banques centrales de l’Eurosystème ont versé des montants cumulés importants en termes absolus à leurs gouvernements au cours des deux dernières décennies. Néanmoins, ces transferts se sont stabilisés ces dernières années, les banques centrales ayant décidé d’accroître leurs provisions ou leurs réserves, ou encore, plus récemment, enregistré des pertes ne laissant aucune place à la distribution de bénéfices.

Graphique 5 Article 8

Si des dispositions spécifiques régissent généralement la distribution des bénéfices, celles-ci font défaut dans bon nombre de pays lorsqu’il s’agit de gérer les pertes de la banque centrale. Globalement, trois types de dispositifs peuvent être mis en place à cet effet entre la banque centrale et le trésor. Dans certains pays, les pertes de la banque centrale sont immédiatement indemnisées. C’est par exemple le cas au Royaume-Uni avec la Banque d’Angleterre. Cela présente l’avantage de garantir à la banque centrale des moyens suffisants lorsqu’elle est confrontée à des pertes. D’autres mécanismes, comme celui dont bénéficie la banque centrale suédoise, impliquent également un appel à l’État, mais le soutien budgétaire est invoqué sur une base « ad hoc », et non automatique, s’il est jugé nécessaire pour restaurer la valeur nette de la banque centrale. L’aide budgétaire (ou son ampleur) n’est donc pas acquise d’emblée. Les dispositions qui lient la position financière de la banque centrale au budget de l’État augmentent le risque de pressions politiques. De plus, elles sont susceptibles de peser lourdement sur les finances publiques, à un moment où celles-ci sont déjà mises à rude épreuve.

Toutefois, dans de nombreux pays, il n’existe pas de dispositions claires en matière de partage des risques. Une fois les réserves épuisées, les pertes sont simplement reportées au bilan de la banque centrale en vue d’être compensées par les bénéfices futurs, comme c’est le cas dans la plupart des banques centrales de l’Eurosystème et à la Réserve fédérale, par exemple. Un tel dispositif atténue l’incidence des pertes de la banque centrale sur le budget de l’État, étant donné qu’elles ne nécessitent pas de grands transferts du trésor à la banque centrale au moment où elles se produisent. Tant que les pertes sont temporaires et récupérables, cette solution peut se révéler satisfaisante. Elle peut toutefois présenter l’inconvénient d’être moins transparente, dans la mesure où l’ampleur réelle des pertes de la banque centrale se trouve « dissimulée » derrière une inscription comptable. En outre, pour être véritablement indépendante dans l’accomplissement de ses missions d’intérêt public, une banque centrale doit être assurée du soutien de l’État en cas de pertes plus importantes.

Conclusion

Après plus de 20 ans de rentabilité, plusieurs banques centrales de l’Eurosystème, comme d’autres de leurs homologues dans le monde, ont récemment enregistré des pertes. Celles-ci ont alimenté le débat public, car elles ne sont pas sans conséquences sur le budget de l’État et donc sur le contribuable. En effet, alors que les grandes banques centrales ont généralement distribué d’importants transferts à leurs gouvernements au cours des dernières décennies, ceux-ci ont récemment été soit suspendus, soit considérablement réduits.

Dans ce contexte, une double conclusion se dégage.

Premièrement, il convient de communiquer clairement sur les causes et les conséquences des pertes des banques centrales.

Deuxièmement, si une situation temporaire de pertes ou même de valeur nette négative n’est pas nécessairement problématique, il n’en va pas de même si des pertes importantes s’étendent sur une période prolongée.

En particulier, dans l’hypothèse où ces dernières ne pourraient pas être compensées par les bénéfices futurs escomptés, une recapitalisation par le gouvernement pourrait être la seule issue.

À l’heure actuelle, une injection de capital par l’autorité budgétaire n’est pas à l’ordre du jour dans la zone euro. Néanmoins, pour qu’elle soit réellement indépendante dans l’exercice de ses missions, une banque centrale doit être certaine d’obtenir en dernier ressort le soutien de l’autorité budgétaire en cas de pertes plus extrêmes.


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