Semaine de quatre jours payés cinq : qu’en penser ?

La réduction de la durée hebdomadaire de travail est récemment revenue à l’avant-plan en Belgique. Il s’agit non pas de réduire marginalement cette durée mais d’expérimenter une formule de travail sur quatre journées accompagnée d’une durée hebdomadaire sensiblement réduite, la référence étant le système des 32 heures par semaine (quatre fois huit heures par jour, par exemple).

Dans ce numéro d'octobre 2023 de cette publication des économistes de l'UCL, le professeur émérite d’économie à l’UCLouvain et chercheur à l’IRES/LIDAM, UCLouvain, Bruno Van der Linden, propose une analyse pertinente de cete problématique d'actualité.

Il existe de nombreuses évaluations des mises en œuvre passées de la réduction du temps de travail. L’intention n’est pas ici de résumer ces évaluations, au demeurant de qualité très variable. Face aux prises de position récentes en Belgique à propos de la «semaine de quatre jours», ce focus de Regards économiques a pour objectif d’expliciter l’éventail des implications d’une telle formule. Trop souvent en effet, les prises de position ne mettent en avant que l’une ou l’autre de ces implications.

Passer à «quatre jours de travail par semaine payés cinq» (la formule la plus souvent entendue et la seule considérée ici), c’est réduire la durée hebdomadaire du travail de 20% à rémunération hebdomadaire inchangée. Toute chose restant égale par ailleurs, le coût horaire du travail augmente donc de 20%. Ceci diminue les marges des entreprises à but lucratif ou non. En outre, si la durée de fonctionnement de l’entreprise baisse autant que la durée du travail de sa main d’œuvre, le niveau de production et les recettes associées diminuent. Augmenter le coût du travail d’une part, réduire le volume d’activité d’autre part conduisent généralement, tôt ou tard, à une réduction de la quantité de main d’œuvre souhaitée par les entreprises. Bref, à terme, c’est l’emploi qui trinque.

Mais on ne peut s’arrêter à ces effets directs car une telle modification a des effets induits.

1°) Jusqu’à un certain point, travailler moins d’heures par semaine devrait accroître la productivité horaire des travailleurs. L’effet était cependant plus net quand les durées du travail étaient très longues (durant le 19ème et une bonne une partie du 20ème siècle) que maintenant. A côté d’un effet dû à la diminution de la fatigue du travailleur, la récupération d’un jour supplémentaire non travaillé ouvre la voie à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Il est plausible que cette implication bénéfique permette en retour une plus grande efficacité au travail et/ou une diminution de l’absentéisme au travail.

Jusqu’où ces premiers effets induits peuvent-ils aller ? Une hypothèse raisonnable est que le surcroît de productivité horaire des travailleurs, dont il vient d’être question, réduit mais n’élimine pas l’effet direct sur la production d’une baisse du nombre d’heures travaillées hebdomadairement. On peut juger cette hypothèse pessimiste en évoquant certaines expériences récentes dites 100/80/100. Ceci signifie la conservation des rémunérations à 100% tout en travaillant 80% avec l’engagement des travailleurs de maintenir leur contribution à la production à 100%. Si les travailleurs produisent réellement en quatre jours le même niveau d’effort qu’en cinq, une hausse du stress et de la fatigue au travail est fort plausible. On doit donc se demander si une hausse de productivité aussi brusque et forte est accessible et, si oui, si elle a quelque chance d’être durable.

2°) Si l’entreprise veut conserver le même volume de production et qu’il n’y a pas initialement de sous-utilisation de la main d’œuvre (du chômage temporaire par exemple), il faut augmenter le nombre de travailleurs puisque chacun produit moins (c’est en tout cas l’hypothèse faite au terme du point précédent). Ce besoin d’embaucher vaut aussi dans le cas d’entreprises qui fonctionnent nécessairement en continu sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cette embauche compensatoire est souvent appelée l’effet de «partage du travail». Encore faut-il que la main d’œuvre adéquate soit disponible et qu’elle puisse être recrutée et formée à un coût raisonnable. Selon le type de main d’œuvre considéré, c’est ou non un réel souci. Dans le contexte actuel où le marché du travail est tendu, ce souci devrait être plus fréquent qu’à d’autres époques. Si l’embauche de nouveaux travailleurs se révèle être «trop difficile» pour certains métiers, une contraction de l’activité de l’entreprise est sans doute inévitable, sauf si elle recourt davantage aux heures supplémentaires (plus coûteuses pour l’employeur). Lorsque le recrutement de travailleurs additionnels est possible, on assiste à une hausse de coût des entreprises via les coûts de recrutement et de formation. Dans un cas comme dans l’autre, le coût du travail augmente donc d’une manière induite.

Les (éventuelles) embauches compensatoires augmentent les revenus du travail dans l’économie. Ceci entraine, notamment, une hausse de la consommation, dont il faut rappeler qu’une large part est importée (on parle de «fuites à l’importation»). L’effet de relance de l’économie nationale est donc limité, souvent temporaire, et ce d’autant plus que la stimulation ainsi créée relève rapidement les prix. Cet effet de relance pourrait en outre être raboté par une autre conséquence de la réduction du temps de travail. Si, tous effets pris en compte, celle-ci entraine une hausse des coûts des entreprises, celles qui sont en mesure de fixer leurs prix de vente les relèveront. Cette hausse écornera notamment le pouvoir d’achat des ménages.

Par ailleurs, si la réduction du temps de travail est perçue par la population comme une réelle amélioration des conditions de travail (point 1 ci-dessus), ceci devrait accroître le nombre de personnes désireuses d’un emploi et ainsi atténuer les tensions sur le marché du travail. Cela peut se traduire par un surcroît de candidatures à des postes vacants ou par une diminution des démissions.

3°) A moyen terme, une réorganisation profonde de la production peut s’opérer suite au passage aux 32 heures hebdomadaires. Cette réorganisation peut s’accompagner d’un allongement de la durée d’utilisation du capital (locaux, machines, etc.), par exemple via un fonctionnement de l’entreprise six jours sur sept avec des travailleurs occupés à temps plein (occupés quatre jours par semaine) et d’autres à mi-temps (occupés deux jours). L’allongement de la durée d’utilisation du capital a un effet favorable sur les coûts totaux de production et devrait être bénéfique à l’emploi. Un ensemble de conditions doivent cependant être remplies pour que tout ceci se réalise. Un allongement de la durée d’utilisation du capital signifie un accroissement de la production. L’existence de débouchés pour cette production supplémentaire est donc une condition nécessaire. Il faut aussi que l’entreprise ait une capacité à innover sur le plan organisationnel. Il faut en outre un vrai dialogue social au sein de l’entreprise car les implications de telles réorganisations sont multiples, en particulier pour les travailleurs.

Face à la complexité de ces effets, les raisonnements simples et mécaniques sont erronés. Les affirmations péremptoires sur les effets de la réduction du temps de travail sont souvent biaisées. Et il ne suffit pas d’épingler des études de cas parmi des entreprises volontaires pour fonder telle ou telle thèse. Le simple fait que ces entreprises voulaient mettre en place un changement si profond implique que les conclusions les concernant ne peuvent être naïvement extrapolées si l’on songe à imposer une formule généralisée de réduction hebdomadaire du temps de travail. Seule une analyse indépendante d’un vaste échantillon représentatif d’entreprises observées sur une longue période (et non quelques mois comme dans certaines expériences récentes) permettrait d’identifier les profils d’entreprises où le passage aux 32 heures est bénéfique.

L’argumentaire n’a jusqu’ici qu’assez peu intégré les effets du temps de loisir accru permis par la réduction du temps de travail. Des effets sur la santé, la formation continuée, la participation citoyenne, l’éducation des enfants, etc. pourraient être bénéfiques y compris sous l’angle du potentiel d’une économie. Il faut cependant exprimer ces effets au conditionnel dans la mesure où le temps de loisir accru peut également être utilisé à d’autres fins.

L’impact de la réduction du temps de travail sur les émissions de gaz à effet de serre est aussi un facteur à prendre en considération. En soi, réduire la semaine de travail de cinq à quatre jours devrait réduire sensiblement les déplacements domicile-travail (à comportements inchangés en termes de télétravail). Pourtant, la relation entre le temps de travail et les émissions de gaz à effet de serre des pays occidentaux est moins évidente qu’il n’y paraît. Une étude récente sur 55 pays (dont 37 pays riches) conclut qu’au 21ème siècle, et dans les pays riches, la baisse de la durée annuelle de travail par travailleur a plutôt contribué à une hausse de ces émissions. Une piste d’explication est que le loisir accru peut aussi être consacré à des activités intensives en carbone.

Enfin, la rapidité du «progrès technique» et en particulier ses développements récents dans le domaine de l’intelligence artificielle font resurgir la crainte de baisses alarmantes de l’emploi. Dans ce cas, réduire le temps de travail n’est-il pas une évidence, fût-ce à terme ? Au cours de l’histoire, les discours alarmistes sur l’impact des innovations technologiques sur l’emploi se sont tous révélés erronés car ils ont sous-estimé les effets induits de celles-ci. Les gains de productivité associés ont en effet abaissé les coûts et les prix de biens et services existants et ces innovations technologiques ont engendré l’apparition de nouveaux produits et services (songeons un instant à l’introduction puis à la généralisation du téléphone ou d’internet, par exemple). Ces effets induits ont créé autant ou davantage d’emplois que les effets directs de ces transformations technologiques n’en ont détruits. Ce bilan net neutre ou positif ne doit toutefois pas occulter le fait que de grandes différences de composition des emplois détruits et créés ont impliqué des ajustements parfois pénibles, tout particulièrement pour certains groupes au sein de la population.

Il est clair que la vague actuelle et à venir d’innovations technologiques va détruire des emplois et qu’elle va en créer des nouveaux (y compris dans des fonctions non encore imaginées et en lien avec des produits et services nouveaux). Cette fois cependant, avec l’intelligence artificielle, «ce serait différent» car le changement est plus profond : les machines acquièrent des capacités inédites (capacités cognitives, capacité de jugement et de perception des émotions chez l’interlocuteur humain, etc.). Ces technologies vont dès lors permettre de remplacer l’humain dans un nombre étendu de tâches. On manque encore de recul pour mesurer les effets directs et induits de cette vague actuelle d’innovations. S’il s’avère que de fait «cette fois, c’est différent», il y aura clairement lieu de mettre la réduction collective du temps de travail dans la liste des réponses possibles.

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