Par son arrêt rendu le 24 février 2022 (n° 31/2022), la Cour constitutionnelle a jugé que l’article 90,1° CIR 92 est bien conforme à la Constitution, et plus particulièrement aux principes de légalité et de non-discrimination. Cet arrêt était particulièrement attendu par les fiscalistes : La Cour allait-elle remettre en question la notion de « gestion normale de patrimoine privé », provoquant ainsi un petit séisme dans l’application de l’article 90, 1° CIR 92 ?
Il n’en fut toutefois rien.
Pour rappel, l’article 90,1° CIR 92 est la disposition « fourre-tout » qui prévoit l’imposition, à titre de revenus divers, de tout bénéfice ou profit, même occasionnel ou fortuit, qui résulte d’opérations effectuées en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle, à l’exclusion toutefois des opérations de gestion normale d’un patrimoine privé.
Cette dernière exception permet d’exonérer d’impôt, notamment, certaines plus-values sur actifs immobiliers, mais aussi financiers (actions ou, actifs dans l’air du temps, cryptomonnaies), lorsque ces plus-values sont réalisées à l’occasion d’opérations normales de gestion du patrimoine.
Les faits soumis à la Cour constitutionnelle étaient les suivants :
En mai 2007, un résident belge acquiert un immeuble pour environ 630.000 € (prix d’acquisition et des travaux) ; il le revend ensuite pour 1.600.000 € en février 2009.
Lors de l’exercice d’imposition 2010, un résident et son épouse sont soumis, en application de l’article 90,1° du CIR 92, suite à une demande de renseignements de l’administration, à une cotisation additionnelle et à un accroissement de l’IPP portant sur une plus-value de 950.000 €, soit une imposition supplémentaire de 370.000 €.
Après un rejet de sa réclamation par décision directoriale de l’Administration, le couple a intenté une action contre celle-ci devant le Tribunal de première instance de Louvain. Après que le Tribunal, et par la suite la Cour d’appel de Bruxelles, aient déclaré la demande d’annulation non fondée, et face au rejet de la Cour d’appel de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle quant à la conformité de l’article 90, 1° CIR/92, le couple a formé un pourvoi en cassation en 2020.
Dans le cadre de ce pourvoi, les demandeurs contestaient non seulement le refus de poser la question préjudicielle qu’ils avaient suggérée, mais également la décision relative au litige proprement dit. Face à ces demandes, la Cour de cassation a décidé qu’il y avait bien lieu de poser une question préjudicielle, afin de savoir si la notion de « gestion normale du patrimoine privé » est compatible avec les principes de légalité et d’égalité en matière fiscale.
Devant la Cour, le couple a rappelé que le principe de légalité exige que la loi fiscale soit formulée de manière suffisamment précise pour que son application soit prévisible. D’après les demandeurs, aucune règle d’interprétation ne permettait de prévoir si une opération déterminée était imposable ou non sur base de l’article 90, 1° CIR 92 : d’une part, le législateur n’aurait pas défini la notion de « gestion normale » ; d’autre part, la jurisprudence ne serait pas plus claire à ce sujet.
Au terme de son arrêt, la Cour Constitutionnelle rappelle que le principe de légalité en matière fiscale requiert que le législateur indique en des termes clairs, précis et non équivoques les actes qui sont imposables. Ceci permet ainsi à tout contribuable de pouvoir raisonnablement comprendre les conséquences fiscales des actes qu’il pose.
La Cour constate que la notion de « gestion normale » reprise à l’article 90, 1° CIR 92 renvoie (d’après les travaux préparatoires) à celle de « bon père de famille » : il s’agit ainsi « des actes qu’un bon père de famille accomplit, non seulement pour la gestion courante, mais aussi pour la mise à fruit, la réalisation et le remploi d’éléments d’un patrimoine, c’est-à-dire des biens qu’il a acquis par succession, donation, ou par épargne personnelle, ou encore en remploi de biens aliénés ». Cette notion désigne « une personne prudente et raisonnable ».
La Cour insiste également sur le fait que l’article 90, 1° in fine CIR/92 dérogeant au principe de taxation des bénéfices ou profits occasionnels, cette exception doit s’interpréter de manière stricte.
Selon la Cour, le législateur a « précisé lui-même la notion d’« opérations de gestion normale » en recourant à un critère large, de sorte que la loi fiscale comporte un minimum de balises d’appréciation, si bien que (…) la portée disposition en cause est suffisamment délimitée ».
La Cour précise également qu’il ne peut être reproché au législateur de ne pas avoir fixé des critères trop précis, ce qui exclurait tout pouvoir d’appréciation pour l’Administration et le juge. La Cour insiste aussi sur le fait que le contribuable est protégé d’éventuelles positions arbitraires par différentes garanties (la Cour semble ainsi viser les droits du contribuable et les principes de bonne administration).
En conclusion, selon la Cour, le fait pour le législateur de conférer à l’administration fiscale et au juge un certain pouvoir d’appréciation quant à l’interprétation de la notion « d’opérations de gestion normale » n’enlève pas à la disposition fiscale concernée le caractère suffisamment précis requis pour satisfaire au principe de légalité en matière fiscale.
Par cet arrêt, la Cour maintient ainsi le régime actuel de taxation des plus-values et donne tort aux contribuables qui considéraient cette notion de « gestion normale du patrimoine privé » comme étant trop large et laissant trop de pouvoir au fisc et au juge.
Malgré le caractère incertain qui demeure donc ancré à cette notion de gestion normale, cette décision de la Cour ne peut que nous réjouir, puisqu’elle conforte la possibilité pour le contribuable de bénéficier d’une exonération de certaines plus-values (sur actifs financiers traditionnels, sur les œuvres d’art, sur les crypto-actifs dont les NFT,…).
La question de l’imposition des plus-values est une arlésienne. Il nous semble qu’une modification législative relative à la taxation des plus-values obtenues dans le cadre privé est actuellement peu probable au vu du compromis politique qu’elle nécessiterait pour la mettre en œuvre. C’est, en effet, précisément en raison de cette difficulté d’adopter un impôt sur la plus-value que le législateur s’est essayé à mettre en place la taxe sur les opérations spéculatives (qui a été annulée) et la première taxe sur les comptes titres (qui a été annulée également). Nous rappelons au passage que la « nouvelle » taxe sur les comptes titres (2.0) adoptée en 2021 fait actuellement l’objet d’un recours en annulation…
Pour toute question sur ce sujet, n’hésitez pas à prendre contact avec nos associés spécialistes en droit fiscal, Me Gilles de FOY et Me Emanuele CECI.
Le présent document a une portée informative, indicative et non contractuelle. Il n’emporte pas un conseil sur un cas particulier.
Source : Bazacle & Solon, Avocats, mars 2022