Cette année, nous célébrons les 50 ans du rapport Meadows, demandé par le Club de Rome, pour établir, entre autres, des projections en matière environnementale. Ces travaux plaidaient pour une inflexion dans la trajectoire productiviste des pays développés. Les époux Meadows avaient prévu que dans des hypothèses de croissance continue, les courbes conduisaient à un effondrement du système dans le courant du 21e siècle.
Les plus âgés se souviennent aussi de René Dumont (1904-2001), auteur du livre prophétique de 1973 « L’utopie ou la mort », candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1974, sensibilisant les spectateurs au gaspillage et affirmant, face à la caméra : « Nous allons bientôt manquer de l’eau et c’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisqu’avant la fin du siècle si nous continuons un tel débordement, elle manquera ».
Il prévoyait que l’eau potable manquerait en 2050, même si on supprimait les gaspillages. Il avait aussi précisé, dès 1974, que l’accroissement en CO2 constituait la plus grave menace pour l’espèce humaine. Optimiste et désespéré, René Dumont prophétisait l’utopie. Il plaidait le « moins avoir et plus être » dans une société qu’il espérait plaisante, détendue et sereine.
Tout ceci fut étouffé par les tourments de la guerre du Vietnam, les chocs pétroliers, la guerre froide et l’insolence de l’Occident triomphant. Ce fut ensuite occulté par la plongée dans le néolibéralisme du début des années quatre-vingt.
Bien sûr, les réflexions du Club de Rome sont combattues par de nombreux protagonistes, dont les éco modernistes qui affirment que la demande de biens matériels, donc l’épuisement de la terre, va décroître au rythme de l’enrichissement de nos sociétés, c’est-à-dire du PIB. L’écomodernisme affirme que les humains peuvent préserver la nature en utilisant des techniques de pointe pour découpler la croissance économique et les impacts anthropiques du monde naturel.
Pourtant, le PIB est incorrectement calculé puisqu’il ne tient pas compte des externalités environnementales. Par exemple, les ressources primaires ne sont pas valorisées en tant que telles, mais leur coût d’extraction l’est. Les dégâts environnementaux ne sont pas mesurés par le PIB et/ou leur coût est directement transféré au consommateur final, la gestion du dégât étant, quant à elle, une activité économique capturée par le PIB. Mais l’écomodernisme est-il crédible alors que le monde brûle ou se noie ? Évidemment que non.
Longtemps, j’ai combattu cette idée, car elle cristallise les inégalités sociales et est une négation du progrès. Aujourd’hui, je crois qu’un débat citoyen est nécessaire, car il faut peut-être sauver nos sociétés de la croissance excessive et d’accumulation, puisque chaque point de croissance comptabilisé détruit incontestablement la nature.
Il y a donc deux thèses qui s’opposent : celle de la décroissance qui postule que la baisse du PIB est une condition indissociable de la promotion d’un monde décarboné, et à l’opposé, celle qui avance que la révolution climatique sera technologique dans la croissance. Il est évident que les promoteurs de l’économie de marché réfutent, de manière atavique, cette décroissance puisque la valeur est formée sur un postulat de croissance.
La décroissance part du constat que chaque croissance du PIB conduit mécaniquement à des conséquences désastreuses mettant en péril l’humanité, et qu’elle s’impose donc à un monde aux ressources finies. Elle serait un choc de compétitivité négatif, mais après tout, toutes les écoles philosophiques de la Grèce antique, à commencer par les stoïciens, faisaient de la modération une source d’accomplissement. La décroissance est défendue avec intelligence par de nombreux chercheurs contemporains, dont Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’université Clermont Auvergne, qui plaide pour une pensée du déraillement (de la croissance) et d’une résistance civile à la croissance, car on ne pourra jamais découpler l’économie de la nature. Il évoque une désertion du capitalisme qui soit planifiée démocratiquement.
La troisième voie est peut-être de combiner une moindre croissance de capitalisme d’accumulation, une taxation du carbone et la promotion de la recherche. In medio stat virtus.
C’est donc avec lucidité que nous devons appréhender collectivement les défis environnementaux et tous les déséquilibres connexes. Malgré des milliers d’appels de scientifiques, de constats irréfutables, de tentatives désespérées commises par les plus courageux, l’humanité, ou à tout le moins une partie, court à sa perte, parce que les jours s’égrènent dans le déni. C’est déjà un jour de gagné, nous disons-nous tous silencieusement. Un jour de gagné pour nous, mais des années de perdu pour ceux qui nous suivent, et en particulier ceux que nous n’entendons pas parce qu’ils ne sont pas encore nés.
Ceci ramène à une tradition iroquoise méconnue. Les Iroquois sont un ensemble de six nations amérindiennes vivant actuellement sur des territoires compris principalement entre le nord de l’état de New York aux États-Unis et le sud du lac Ontario au Canada. Les Iroquois partagent une conception de la parenté qui intègre non seulement les générations passées, mais aussi les générations futures dans les prises de décisions collectives. Les générations futures sont imaginées porter leur regard sur les générations présentes.
Que faudrait-il mettre en œuvre pour s’associer collectivement à un projet sociétal ambitieux ? Chaque problème possède sa généalogie. Si l’horizon de la décision politique s’élève de quelques années, si tous les corps de réflexion (les nombreux conseils supérieurs et services d’études) sont restaurés pour ouvrir la pensée politique à l’apport académique et scientifique, et si, même si cela paraît désuet, nous reconnaissons que nous devons, individuellement et collectivement, écarter la jouissance éphémère et narcissique du présent pour nous assurer que les générations suivantes pourront bénéficier d’un monde en croissance solidaire, alors nous rendrons ce futur possible. Il s’agit de restaurer le culte de l’intérêt collectif.
Ce qui importe, c’est une vision longue qui promulgue la cohésion sociale, la solidarité politique et la bienveillance économique. C’est donc dans des valeurs intégrées et respectées que se situe la solution. Ces valeurs partagées sont la solidarité et le respect de l’autre, à commencer par ceux qui ne sont pas encore nés.