Et si le fisc décidait de mettre le bonnet d’âne aux « mauvais contribuables » ?

L’impôt est souvent décrit comme la matérialisation de la solidarité. Une solidarité contrainte, certes, mais une manière, selon l’expression chrétienne, « d’aider son prochain » à travers le mécanisme de la redistribution des revenus.

De par sa dimension morale, il serait dès lors mal de ne pas payer sa juste part de l’impôt.

Partant, est-ce que le fisc pourrait publier sur son site internet une liste des « mauvais contribuables », dans le même esprit que, jadis, les instituteurs mettaient le bonnet d’âne aux mauvais élèves ; corriger par l’humiliation publique ?

Cette question est loin d’être théorique puisqu’elle a fait l’objet de deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Cour »).

L’affaire en cause concernait un résident hongrois dont le nom et l’adresse personnelle ont été publiés sur le site internet de l’administration fiscale hongroise dans la liste des « contribuables défaillants » et aussi celle des « grands fraudeurs fiscaux » en raison de l’importance de l’impôt éludé.

Les informations personnelles du contribuable étaient ainsi consultables dans le monde entier par l’intermédiaire de la liste de résultats affichée des moteurs de recherches en ligne.

Cette publication était imposée à l’administration fiscale par la législation hongroise dans le but de « renforcer la clarté et la fiabilité des relations économiques et d’encourager un comportement respectueux de la loi ».

Dans son examen, la Cour s’est penchée sur la conformité de cette législation avec le droit au respect de la vie privée tel que protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du droit à la vie privée, la Cour a analysé si les actions du fisc étaient prévues par la loi, si elles poursuivaient un but légitime, et si la mesure était nécessaire dans une société démocratique.

Comme la mesure avait une base légale, la Cour ne s’est pas attardée sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi. En ce qui concerne l’existence d’un but légitime, la Cour de Strasbourg a considéré que la Hongrie pouvait légitimement invoquer la nécessité de protéger l’intérêt public qu’elle a à assurer la discipline fiscale et les intérêts particuliers des tiers à l’égard des personnes redevables de l’impôt en leur fournissant un aperçu de la situation financière de ces personnes.

La question épineuse était de déterminer si la mesure était nécessaire dans une société démocratique.

Dans son arrêt de Chambre, la Cour a estimé, eu égard aux circonstances de l’espèce, que rendre publiques les informations en cause ne saurait être considéré comme une grave intrusion dans la sphère personnelle du contribuable et ne fait pas peser sur la vie privée de ce dernier une charge bien plus lourde que ce qui était nécessaire pour servir l’intérêt légitime de l’Etat. La Cour en a conclu que le législateur hongrois a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation.

Mécontent, le contribuable a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits des droits de l’homme qui a, à son tour, examiné si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts en présence.

Dans son arrêt du 9 mars 2023, la Grande Chambre a mis en exergue les différents problèmes du régime hongrois :

  • le caractère systématique du fichage qui n’offrait aucun pouvoir d’appréciation pour contrôler la nécessité de publier les données personnelles des contribuables ;
  • l’extension du régime de publication préexistant ne comprenait aucune motivation, mis à part le fait évident que l’inscription sur une des listes pouvait entacher la réputation du contribuable ;
  • l’absence de prise en compte du risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable par d’autres membres du public ;
  • l’absence de prise en compte du support utilisé pour la diffusion des informations qui supposait que quiconque dans le monde avait accès aux informations de ces contribuables moyennant une connexion internet ;
  • l’absence de considération relative à la protection des données.

C’est pourquoi, la Cour a considéré que l’existence d’un juste équilibre garantissant la proportionnalité de l’ingérence au droit à la vie privée n’était pas démontrée.

Bien que le Grande Chambre ait fait barrage contre la possibilité de couvrir d’opprobre un contribuable, ces deux arrêts contradictoires illustrent bien la fragilité d’un système reposant sur un prétendu équilibre, entre l’intérêt public, d’une part, et l’intérêt privé, d’autre part, qui malmène nos libertés fondamentales.

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