Il y a peu (voir l’Echo, 24 avril 2024), 64 économistes, dont l’auteur de cette chronique, ont cosigné une carte blanche traitant de la productivité, appelant à mettre en œuvre des politiques pour stimuler celle-ci. Ils mettent ainsi en avant 10 orientations, dont la première est l’éducation et la formation et la dixième est la transition environnementale.
Si la politique en matière d’éducation et de formation tout au long de la vie professionnelle est une évidence en matière de productivité, la politique environnementale comme levier d’action pourrait surprendre. Pour certains, en effet, cette politique, ce sont des règlements, des interdictions et des taxes en plus, et il est difficile d’imaginer que c’est là que résiderait la stimulation de la productivité. Qu’ils se ravisent ! Comment imaginer une organisation économique plus productive avec les dérèglements climatiques qui s’annoncent, et qui, faute d’agir, seront encore plus graves ? La phrase «il fait trop chaud pour travailler » est connue. Eh bien, demain, il fera souvent trop chaud pour travailler, et dans de nombreux coins de la planète, en ce compris dans les pays industrialisés. Et quelle sera la productivité de l’ouvrier bloqué chez lui parce que les conditions climatiques l’empêchent de sortir ? Et quelle sera la productivité de l’agriculture quand il pleuvra trop ou pas assez ? Donc, oui, bien évidemment, climat et biodiversité ont un impact sur la productivité !
Cependant, la productivité est souvent mal perçue. Dans le monde syndical, on s’en méfie depuis belle lurette, car elle est vue comme synonyme de pression sur les travailleurs, pour qu’ils produisent toujours plus en toujours moins de temps, au détriment non seulement de l’épanouissement au travail mais aussi de la santé, tant physique que mentale. Et aussi car augmenter la productivité, que ce soit au travers de travailleurs plus productifs ou en remplaçant des hommes par des machines, cela signifie moins d’emplois, et donc un moindre pouvoir de négociation salariale. Keynes avait pronostiqué que les gains de productivité feraient que les semaines de travail allaient raccourcir, pour atteindre 15 heures avant la fin du XXème siècle. Il n’en a rien été. Non seulement les gains de productivité n’ont pas réduit le temps de travail, mais en outre ils ont accru les inégalités. Si, sur la base de données américaines, de meilleure qualité, entre 1945 et 1975, croissance du PIB par habitant et revenu moyen du travail ont augmenté à un rythme comparable, depuis lors une grave divergence est à déplorer, avec une progression nettement plus lente des revenus des salariés. Les travailleurs ne perçoivent depuis lors qu’une fraction des gains de productivité.
A cette suspicion sociale historique, s’en est au fil des dernières décennies ajoutée une autre, d’ordre environnemental, mais dont les racines sont elles aussi anciennes (merci à Yannick P. d’avoir attiré mon attention sur le sujet). Si, comme indiqué ci-avant, une dégradation du capital naturel conduira à moins de productivité, il y a un lien causal dans l’autre sens, en ce que des gains de productivité plus rapides nuiraient à la nature. L’idée ici est que l’augmentation de la productivité va faire consommer et produire davantage. Nous aurions moins de voitures sur nos routes – et nous aurions d’ailleurs moins d’espace public accaparé par l’asphalte – si ni Henry Ford, ni personne d’autre à sa suite, n’avait augmenté la productivité dans l’assemblage de voiture. Plus de productivité a beau signifier moins de ressources, que ce soit en termes de temps humain ou de matières premières, à mobiliser pour produire un bien ou un service donné, cela va de facto conduire à produire plus et consommer plus.
On parle aujourd’hui d’effet rebond, que l’on peut illustrer avec la 5G : moins polluante que la 4G à volume constant, elle se révèle plus polluante car elle permet une consommation démultipliée. Ou encore avec les moteurs thermiques : l’économie d’énergie réalisée à poids constant sert à faire bouger les 2 tonnes de SUV qui le plus souvent véhiculent un automobiliste en solo, et donc les économies de consommation de moteurs plus efficaces sont « réinjectées » dans la consommation accrue de voitures plus lourdes. S’il faut moins de matière première pour produire un bien donné, le prix de celui-ci diminue, et donc son volume de vente augmente, au point que l’on consomme plus de la matière en question ! Cela fait un siècle et demi que l’économiste Jevons a mis en exergue ce qui apparaît comme un paradoxe, à savoir que des gains d’efficacité dans l’usage d’une ressource, loin de conduire à une moindre consommation de celle-ci, finissent par en augmenter l’usage. Il faudrait donc se méfier des gains de productivité, puisqu’ils ne feraient qu’exacerber les problèmes environnementaux.
Ceci doit-il générer un néo-luddisme, pour évoquer le sabotage et la destruction, au tournant du XIXème siècle, de machines destructrices d’emploi ?
Faut-il condamner la recherche de gains de productivité plus élevés ?
Non, bien sûr ! Le raisonnement par l’absurde fait parler « la décence ordinaire » : on ne voudrait quand même pas que produire un bien donné demande plus de travail ou de matières premières ! Ce qu’il faut viser, ce n’est pas des gains de productivité pour plus de consommation … et de consumérisme, mais des gains de productivité pour produire autant avec moins d’intrants. Même si l’histoire des deux siècles derniers est du côté de Jevons et du mauvais usage des ressources, n’ayons pas peur de l’intelligence humaine, ce à quoi reviendrait la mise à l’index de la recherche de gains de productivité, et agissons autrement, en veillant à ce que les gains de productivité améliorent le bien-être des travailleurs et réduisent les atteintes à l’environnement.