Qu'avons-nous fait de la monnaie?
Pourquoi la monnaie s'appelle-t-elle la monnaie?
Et qu'est-elle devenue pour nous aujourd'hui?
Le mot “monnaie” provient étymologiquement du verbe latin monere, qui signifie avertir. La monnaie renvoie à la déesse Junon, l’archétype de la déesse cosmique. Dans la mythologie romaine, Junon, sœur et épouse de Jupiter, était la plus importante des déesses. Elle était la reine de la fécondité et des bovidés. L’adjectif “pécuniaire” est d’ailleurs étymologiquement dérivé du mot latin pecus, qui signifie troupeau de bétail, certaines pièces antiques étant frappées de têtes de bétail qui servait lui-même de mesure d’indemnisation commerciale. Le sacrifice du bétail étant commun à de nombreuses religions, on pourrait même imaginer que la monnaie avec une effigie de bétail sublime une offrande animale faite à la divinité. Par ailleurs, le mois de juin est dérivé du nom de Junon, déesse censée favoriser les récoltes.
Junon reçut donc le surnom de Moneta (qui “avertit”), car elle aurait prévenu les Romains d’une invasion gauloise en 390 avant Jésus-Christ. C’est à cette époque que remonterait l’édification d’un temple consacré à Junon, au sein duquel les Romains auraient installé un atelier monétaire. Par métonymie, le nom de cet atelier servit à qualifier la matrice de frappe des monnaies. C’est aussi dans les temples que les butins de guerre étaient conservés. De nombreuses monnaies romaines furent frappées avec la légende “Reine Junon”.
On appréhende immédiatement le parallèle entre Junon – la déesse de la perpétuation de l’espèce humaine et de la Voie lactée, symbole du sein nourricier – et la monnaie : une monnaie qui ne permettrait pas sa perpétuation, et serait donc stérile, n’en serait plus une.
Ceci ramène à ce que Karl Marx énonçait dans sa théorie du capital, à savoir que le seul but de la circulation monétaire est d’assurer sa propre reproduction. On retrouve aussi la notion de flux de prospérité dans la légende du Pactole, une rivière de Lydie, située dans l’actuelle Turquie, qui, dans l’Antiquité, aurait charrié des fibres d’or. C’est, en effet, dans le Pactole que Midas (-738 – 695), roi de Phrygie, royaume proche de la Lydie, se lava afin d’être libéré de son vœu de transformer en or tout ce qu’il touchait sans réaliser que cela l’empêcherait de se nourrir et de s’abreuver. Son bain dans le Pactole aurait libéré les paillettes d’or. L’expression “riche comme Crésus (-596 à -546)" vient de cette rivière dont les sables aurifères lui auraient assuré une fortune colossale. Pactole était également le nom du dieu fleuve qui personnifiait le cours d’eau permettant d’irriguer les terres et d’assurer les récoltes dans la mythologie grecque.
Si la divinité romaine est associée à la monnaie, ce furent les armées romaines qui transportèrent cette dernière au fil de leurs conquêtes. L’État n’était donc pas loin. Dans son ouvrage magistral Dette : 5 000 ans d’histoire, l’anthropologue américain David Graeber interprétait l’Empire romain comme une immense machine à extraire des métaux précieux, à les transformer en pièces de monnaie et à les distribuer à l’armée tout en encourageant les populations conquises à utiliser ces pièces dans leurs transactions quotidiennes.
D’ailleurs, quelques semaines après l’assassinat de Jules César (-100 à -44), une comète (référencée astronomiquement sous la classification C/-43 K) fut visible pendant sept jours à Rome. Cet événement cosmique peu commun fut interprété comme un signe de déification de l’homme d’État. Les pièces de monnaie romaines commencèrent dès lors à porter une étoile, représentant la comète qualifiée de Sidus Iulium, c’est-à-dire d’étoile julienne. La divinisation de la monnaie transportait sa propre crédibilité.
L’économiste belge Bernard Lietaer, l’un des meilleurs spécialistes du phénomène monétaire du XXe siècle, associait le culte de la déesse-mère au phénomène monétaire. Il notait que les cauris, une espèce de coquillages de la famille des “porcelaines”, furent apparemment utilisés pendant la préhistoire comme monnaie primitive et qu’ils sont remarquables par leur symbolique sexuée. Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel qualifia la monnaie d’objet absolu de désir, tandis que Sigmund Freud théorisait, dans un cadre certes très différent, l’amour de la monnaie. Jusqu’à il y a peu, un mariage était assorti d’une dot : la rupture de l’hymen était monnayée.
L’Église catholique s’est, quant à elle, toujours méfiée tant de la sexualité que du caractère impersonnel des relations mercantiles qui soustraient l’homme à l’influence religieuse. Dans les Évangiles, Jésus range la monnaie parmi les puissances qui asservissent l’homme, en résonance avec l’idolâtrique fonte du Veau d’or commise par les Hébreux lors de l’Exode et qui conduisit Moïse à fracasser les Tables de la Loi sur un rocher.
Un nom démoniaque est cité dans l’Évangile de Matthieu (qui était par ailleurs un péager, c’est-à-dire un collecteur d’impôts) à la monnaie : Mammon. Dans les Évangiles, Jésus-Christ assimile donc la monnaie au démon. Au reste, Judas l’Iscariote trahit le Christ et permet l’accomplissement de son destin pour trente pièces d’argent, selon l’Évangile de Matthieu.
Mais si Jésus-Christ qualifie la monnaie de démoniaque, on retrouve toujours – et de manière paradoxale – Dieu dans l’expression monétaire. Il suffit de penser que les bâtiments des bourses de valeur ressemblent, avec leurs colonnades, à des temples au motif que c’est au sein des bourses et des temples qu’on implore les faveurs de l’avenir. Et ne jette-t-on pas des pièces de monnaie sur des endroits de contemplation (fontaines, cavernes, etc.) dans l’espoir de s’attirer les augures d’heureux auspices ?
Il faut aussi se référer au “In God we trust” qui est une mention obligatoire sur les billets en dollars américains depuis 1957. Il s’agit d’ailleurs d’une expression collective, puisqu’il est inscrit “We trust”, et non “I trust” ”, ce qui est cohérent, puisque la monnaie, à l’instar de la divinité, n’existe que si elle fédère un nombre suffisant de fidèles. Les pièces de 2 euros hollandais portent aussi l’inscription “God zij met ons” (Dieu soit avec nous) sur leur tranche.
En conclusion, la monnaie n’existe pas à l’état naturel. C’est une convention mythique. Mais c’est un fait social total ; raison pour laquelle elle est consubstantielle aux choses temporelles et spirituelles, c’est-à-dire à l’État et à la divinité. On retrouve la juxtaposition des trois ordres (clérical, militaire et marchand) que Jacques Attali souligne dans nombreux de ses ouvrages.