Entreprise en difficulté financière – transfert de fonds et abus de biens sociaux. Un mélange explosif …

Ce 17 mai 2024, la Cour de cassation a rendu un arrêt[1] qui a retenu notre attention et qui devrait mettre en garde certains administrateurs parfois trop « créatifs » ou « entreprenants ».

Les faits

Nous comprenons que la société W est active dans le domaine de l’immobilier. Elle connaît des difficultés financières. Cette société reçoit un paiement important sur son compte bancaire. Le même jour, ces fonds sont transférés par ses administrateurs vers une société qu’ils détiennent, la société X. Le transfert de fonds prend la forme d’un prêt. La société X transfert, dans la foulée, les fonds à deux sociétés affiliées, Y et Z, également actives dans le domaine de projets immobiliers et visiblement contrôlées par les administrateurs de W. Les transferts de fonds de la société W envers la société X sont, en définitive, remboursés via un paiement, et, une cession de créances que détient la sociétés X sur Y et Z. les créances sur les sociétés Y et Z s’avèrent, en réalité, sans grandes valeurs. L’objectif initial des administrateurs de la société X, également administrateurs de la société W, était d’éviter une saisie des fonds initiaux par un actionnaire de la société W. En définitive, les difficultés financières de W s’empirent, et, cette dernière est mise en liquidation. Les administrateurs de la société W sont poursuivis pénalement pour abus de biens sociaux et condamnés sur base de l’article 492bis du code pénal[2].

Ces derniers contestant la prévention, se pourvoient en cassation.

Et c’est là que les choses deviennent intéressantes pour tous les dirigeants d’entreprises qui entendent retirer des fonds d’une société pour financer des projets externes à cette dernière, pour leurs besoins personnels !

Comment la Cour de cassation apprécie-t -elle la prévention d’abus de biens sociaux ?

Elle répond comme suit (extraits) :

“… 7. Het bedrieglijk opzet van het misdrijf misbruik van vennootschapsgoederen bestaat in het oogmerk om voor persoonlijke doeleinden de vermogensbelangen van de vennootschap en die van haar schuldeisers of vennoten te benadelen. Het is de aanwezigheid van dit bedrieglijk opzet dat het onderscheid uitmaakt tussen wat een gewone handelsverrichting is en een strafrechtelijk sanctioneerbare verrichting.

8. Een bestuurder maakt gebruik van de goederen van de rechtspersoon op een wijze die betekenisvol in het nadeel is van de vermogensbelangen van de rechtspersoon en zijn schuldeisers, onder meer wanneer hij weet dat het objectieve, redelijk te verwachten gevolg van zijn gedraging erin bestaat dat de solvabiliteit van de rechtspersoon en de executiemogelijkheden van de schuldeisers op de activa van de rechtspersoon ernstig worden aangetast of dreigen te worden aangetast.

9. Een bestuurder die, zonder zich te kunnen beroepen op een economische noodwendigheid, een naar verhouding belangrijke geldsom onttrekt aan het vermogen van de rechtspersoon, waarvan de solvabiliteit op dat moment reeds precair is, wordt geacht te weten dat hij op betekenisvolle wijze handelt in het nadeel van de schuldeisers van de rechtspersoon.”

(Traduction libre) …

« … 7. L'intention frauduleuse du délit d'abus de biens sociaux consiste en la volonté de porter atteinte, à des fins personnelles, aux intérêts patrimoniaux de la société et à ceux de ses créanciers ou associés. C'est la présence de cette intention frauduleuse qui distingue ce qui constitue une opération commerciale ordinaire d'une opération sanctionnée pénalement.

8. L'administrateur utilise les actifs de la personne morale d'une manière qui porte significativement atteinte aux intérêts patrimoniaux de la personne morale et de ses créanciers, y compris lorsqu'il sait que la conséquence objective et raisonnablement prévisible de son comportement est que la solvabilité de la personne morale et les possibilités d’exécution des créanciers sur les actifs de la personne morale sont gravement affectées ou menacées.

9. Le dirigeant qui, sans pouvoir invoquer une nécessité économique, retire une somme d'argent relativement importante des actifs de la personne morale, dont la solvabilité est déjà précaire à ce moment-là, est réputé savoir qu'il agit de manière significative au détriment des créanciers de la personne morale. … »

Intéressant à plus d'un titre

Cet arrêt aux conséquences qui restent à mesurer, nous paraît intéressant à communiquer à plus d’un titre.

Tout d’abord, il doit servir de balise aux administrateurs qui entendent prendre des décisions de gestion parfois difficiles, que les entreprises soient en difficultés financières ou non.

Ainsi, dans le cas d’espèce, la Cour de cassation indique que face à l’utilisation de fonds ou d’actifs d’une société en difficulté, les administrateurs doivent tenir compte des « conséquences objectives et raisonnablement prévisibles » de leurs décisions ! En d’autres termes, à suivre la Cour de cassation, les administrateurs doivent se poser au moins les questions suivantes : Avant de transférer quelques fonds ou actifs, la décision a-t ’elle pour effet de porter atteinte ou de menacer significativement la solvabilité de l’entreprise et la capacité des créanciers à faire valoir leurs droits sur les biens de cette dernière ? La décision prise est-elle motivée par une « nécessité économique » ? Au jour de la décision, la solvabilité de l’entreprise est-elle déjà précaire ?

Si la situation soumise à la Cour d’Appel de Gand dont l’arrêt et la motivation en droit sont examinés par la Cour de cassation est assez simple[3] que pour aboutir à la conclusion connue, d’autres situations plus délicates pourraient se poser très prochainement devant les tribunaux.

Et là, l’arrêt de la Cour de cassation est loin de clarifier, voire de fermer les débats. Au contraire, il va susciter de nouvelles questions …

En effet, si des administrateurs doivent prendre des décisions en tenant compte de la « conséquence objective et raisonnablement prévisible… » de leurs décisions, jusqu’où doit porter cette prévision ? En d’autres termes quel est cet horizon temporel raisonnable qu’on serait en droit d’attendre des dirigeants d’entreprises, dans un climat économique en perpétuel changement !? Quelle est cette notion de « nécessité économique » qui est introduite et qui doit présider à toute décision de retrait de fonds ou cession d’actifs dans une entreprise. Que recouvre-t ‘elle précisément ? La Cour de cassation ne donne pas d’explication sur ces concepts même si on devine la direction qu’elle entend leur donner ...

Ce qui est également par ailleurs clair et qu’il convient de retenir de cet arrêt de la Cour de cassation, c’est qu’il donne aussi de nouvelles balises et munitions aux Cours et Tribunaux du pays pour mettre à plat toute une série de constructions artificielles par lesquelles certains dirigeants sont ou seraient tentés de sauver / soustraire quelques biens ou intérêts, entre autres, avant la fin inéluctable de leur entreprise !

Enfin, une autre conclusion qu’on peut également tirer de ce type de dossier et de l’arrêt de la Cour de cassation, c’est qu’on ne saurait que trop attirer l’attention sur la nécessité de faire acter dans des procès-verbaux de conseil d’administration non seulement les décisions importantes de gestion mais également, et, surtout, de motiver judicieusement ces dernières au regard de l’intérêt social de l’entreprise !


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[1] https://juportal.be/content/ECLI:BE:CASS:2024:ARR.20240507.2N.8

[2] L’article 492 bis du code pénal définit comme suite le délit d’abus de biens sociaux. Il s’agit d’une définition particulièrement large. « Sont punis d'un emprisonnement d'un mois à cinq ans et d'une amende de cent [euros] (à cinq cent mille [euros]), les dirigeants de droit ou de fait des sociétés commerciales et civiles ainsi que des associations sans but lucratif qui, avec une intention frauduleuse et à des fins personnelles, directement ou indirectement, ont fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage qu'ils savaient significativement préjudiciable aux intérêts patrimoniaux de celle-ci et à ceux de ses créanciers ou associés. »

[3] Il semble, en effet, que l’enchainement des faits décrits sur la période de temps rapportée ne pouvaient qu’aboutir sur l’arrêt pris par la Cour d’appel de Gand. En résumé : (1) Les administrateurs d’une société dont la solvabilité est manifestement précaire, transfèrent des fonds à des sociétés dont ils ont le contrôle. (2) La solvabilité de l’entreprise privée des fonds était déjà précaire au moment du transfert, au point de justifier une procédure de redressement judiciaire. (3) Les administrateurs justifient du retrait des fonds pour éviter qu’un ou des actionnaires de la société en difficulté ne fassent saisir les fonds ! (4) Les fonds empruntés sont en définitive partiellement remboursés en cash, et, en partie, par des cessions de créances douteuses. (5) L’entreprise qui se voit privée des liquidités est, en définitive, mise en liquidation par suite d’aggravation de sa situation financière …


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