Et si la facture électronique était un véritable tournant pour les experts-comptables?

Jérome Clarysse nous propose de partager ses réflexions sur les enjeux de la profession d'expert-comptable. Reconnu dans son parcours et pour ses analyses de marché, il nous partage volontiers ses réflexions issues de France.

Avec les difficultés de recrutement, la facture électronique fait partie des deux préoccupations du moment pour les cabinets d’expertise-comptable.

Il n’y a pas une réunion entre experts-comptables sans que ces deux sujets ne soient évoqués !

Le premier pénalise leur organisation et leur développement à un moment où le travail ne manque pas. La phrase qui revient en boucle est : « On ne manque pas de travail mais de bras ! ». Certains refusent désormais des clients. Le bon côté, si l’on peut dire, c’est que la situation oblige les cabinets « à commencer » à se positionner sur leur marché et à choisir les entreprises avec lesquelles travailler, comprendre « à segmenter leurs clients ».

Le second sujet, celui de la facture électronique, est moins conjoncturel que structurel et son impact sur les cabinets est tel qu’il risque de changer radicalement le paysage de la Profession.

Il existe une littérature foisonnante sur le sujet, ainsi que de nombreux livres blancs bien rédigés et très pédagogiques. En tapant « facture électronique » sur Google, rubrique « vidéos », on découvre des centaines d’interviews, de webinaires et de reportages très professionnels. La facture électronique avance à grands pas et le moins que l’on puisse dire, c’est que le sujet n’est pas éludé.

La matière manque toutefois de pédagogie pour les entrepreneurs dont beaucoup ne mesurent pas l’impact positif sur leur gestion ni les avantages pour leur quotidien administratif, mais cela va venir. Pour l’instant, le sujet est donc essentiellement abordé par le prisme technique. PPF, PDP, OD, schéma Y, Facture X, Chrorus Pro, ... sont des termes que les experts-comptables maitrisent plutôt bien même si la « cohérence » des interactions entre l’ensemble de ces acteurs n’est pas encore complétement claire. Certains textes en cours de rédaction vont éclaircir tout cela d’ici l’automne, y compris le sujet des API.

L'expert-comptable sur son marché

L’objectif de cet article n’est donc pas de rajouter une dose de technique pour montrer que nous maîtrisons aussi le sujet. Nous risquerions de paraphraser tout ce qui a été dit et que vous savez déjà. Nous n’avons pas le niveau de compétence du FNFE-MPE (Le Forum National de la Facture Électronique et des Marchés Publics Électroniques) !

Le but c’est plutôt d’anticiper, autant que faire se peut, les nombreux impacts de la FE sur l’avenir des cabinets d’expertise-comptable. La facture électronique va, certes, obérer les honoraires de tenue comptable mais l’enjeu est beaucoup plus important : il s’agit de la place de l’expert-comptable sur son marché.

Pour entamer cette réflexion, nous vous proposons de repartir simplement de la répartition des clients du cabinet (marché français).

D’un point de vue comptable, les clients se répartissent de la façon suivante :

1. Environ 40% des clients sont en révision ;

2. Environ 60% des clients sont en tenue (plus révision).

En matière d’organisation comptable, la première catégorie est équipée d’outils (EBP, Sage, etc.). La plupart des clients « révision » possèdent un logiciel de comptabilité avec une gestion commerciale intégrée (devis, facturation, stocks). Plus ils sont gros, plus le système est « perfectionné » (ERP). Ces clients sont autonomes et réalisent la plupart de leurs déclarations eux-mêmes, à commencer par la TVA. La comptabilité se fait en temps réel et l’expert-comptable intervient de façon asynchrone pour la révision de fin d’exercice, voire des situations intermédiaires. C’est le conseil qui est synchrone. Le cabinet récupère quand il en a besoin des journaux extraits de la comptabilité du client, sauf si l’outil utilisé est celui du cabinet (version on demand). Le rythme comptable de l’entreprise est différent de celui de la révision établie par le cabinet.

L’arrivée de la Facture électronique va, en fait, avoir très peu d’impacts sur cette frange de clientèle. On ne peut pas imaginer que les logiciels des clients ne soient pas compatibles FE que ce soit en émission (ventes) ou en réception (achats). Ces logiciels vont proposer des API avec le PPF, Portal Public de Facturation (Chorus Pro) et avec de nombreux PDP (Plateforme de Dématérialisation Partenaire).

Sur cette clientèle, l’arrivée de la Facturation Électronique n’influencera pas l’organisation des cabinets qui continueront à récupérer des journaux selon leurs besoins. Les cabinets joueront leur rôle de conseil comme ils le font déjà très bien. Dans certains cas, ils seront peut-être mis à contribution et interrogés dans le cadre d’un changement de solutions informatiques. Certaines entreprises vont en effet profiter de l’arrivée de la FE pour changer leurs solutions internes (obsolescence).

Cette configuration est radicalement différente pour les clients « tenue » qui sont majoritaires au sein de la plupart des cabinets. N’oublions pas que 96% des entreprises en France ont moins de 10 salariés. C’est le marché de prédilection de la Profession.

L’organisation comptable de ces entreprises est plus artisanale. On parle encore de « boîte à chaussures » même si la plupart des entreprises se forcent à ranger leurs factures, leurs relevés et leurs déclarations dans des classeurs. Par ailleurs, et depuis 15 ans, la profession aidée par les éditeurs, a fait un gros travail de dématérialisation afin d’éviter de faire transiter les papiers par « voie postale ». La boîte à chaussures, si elle existe encore, est plutôt une « expression traditionnelle » pour décrire un processus d’échanges hétérogènes dématérialisés ou non entre l’entreprise et son cabinet.

Il n’en demeure pas moins que ces organisations sont parfois disparates. Les factures de vente sont faites sous Word ou sous Excel pour 62% des clients tenue. Elles sont ensuite passées en format Pdf pour être envoyées par email. D’autres les scannent pour les transférer via un drive au cabinet quand ce dernier utilise un outil de reconnaissance optique pour les traiter. Ainsi, il existe plus de 50 flux ou façons d’interagir avec son cabinet d’expertise comptable ! C’est pour cela que les dernières infographies sur les solutions proposées par les éditeurs ont de quoi donner le tournis. Les experts-comptables se voient proposer une myriade d’outils pour dématérialiser les flux de leurs clients. Lesquels choisir ?

L’arrivée de la facture électronique va assurément rationaliser les offres du marché au risque de voir disparaître certaines solutions.

Contrairement à la clientèle « révision », le cabinet ne récupère pas de journaux, sauf si le client est équipé d’un système de pré-comptabilité comme c’est le cas avec des outils de type MEG, Evoliz ou QuickBooks. Il est donc astreint à accélérer la remontée des informations via des systèmes de captation en liaison avec l’outil de production dans le but d’assurer l’ensemble des déclarations que cette clientèle lui délègue complétement. A une époque, où tout le monde dispose d’informations en temps réel, le client « tenue » ne comprend toujours pas que son cabinet tarde à lui restituer des dashboards. Mais la complexité d’agrégation des flux en temps réel freine encore la diffusion massive de ces prestations.

Facture électronique : un "game changer"?

Là encore, l’arrivée de la facture électronique va assurément bouleverser les offres de services des cabinets à moins que d'autres acteurs ne s'emparent de ce marché. C’est ici que l’enjeu se situe.

Les clients « tenue » vont devoir revoir l’entièreté de leurs habitudes et disposer d’un outil centralisateur (la brique manquante) afin de gérer simplement l’émission et la réception de leurs factures électroniques. On ne peut pas imaginer que les factures entrantes arrivent directement dans l’outil de production du cabinet sans que le client n’ait pu les gérer préalablement comme il en avait l’habitude en format papier.

Au-delà du traitement de ces factures entrantes et sortantes, cet outil centralisateur devra permettre aux entreprises de mieux gérer leur quotidien : paiement, paiement fractionné, virements, fichiers sepa, relances, financements et recouvrements... Tout cela depuis cet espace en ligne.

L’outil associera aussi les factures aux mouvements bancaires de façon automatisée (imputations) et proposera un compte et une carte pour gérer les notes de frais... Bref, on voit bien qu’à défaut de parler d’une comptabilité complète en temps réel, on s’achemine vers une vraie pré-comptabilité en temps réel... mais pour la clientèle « tenue » de très petite taille on sait bien que la différence entre « pré-comptabilité » et « comptabilité » est infime !

Chez RCA, cela fait maintenant près de 10 ans que nous parlons de brique que nous nommons le « front du cabinet » en regard de l’outil de production, c’est-à-dire le back. (front-end/back-end).

Alors, qui va s’emparer de cette brique (place) stratégique ?

Il existe 3 grandes familles d’acteurs qui « lorgnent » ce marché :

1. Les éditeurs d’outils de production pour la Profession qui souhaitent faire évoluer leurs solutions avec une véritable extension « front-end ». Citons des solutions comme Loop, MyUnisoft, Pennylane ou Inqom pour ne citer qu’eux ;

2. L’ensemble des solutions de pré-comptabilité citées précédemment ou en passe de le devenir (certains opérateurs de Ged ou de dématérialisation vont essayer de se positionner sur ce marché). Les outils de pré-comptabilité sont précurseurs en matière de gestion des flux et particulièrement bien positionnés par rapport à l’avènement de la facture électronique. Ils souhaitent cohabiter entre l’outil de production du cabinet et le Portail Public de Facturation (Chorus), voire les Plateformes de Dématérialisation Partenaires (PDP), à commencer par celle de l’Ordre « Je Facture.com ». La plupart de ces acteurs seront qualifiés d’OD, comprendre Opérateur de Dématérialisation.

3. Enfin, les PDP, parmi lesquels de nombreux acteurs du monde bancaire, qui ne souhaiteront pas se contenter de « jouer les passe-plats » entre Chorus et les entreprises. Tout montre que les banques se préparent activement pour muscler leurs offres de services et se positionner massivement sur cette brique manquante (exemple : Euro-Information Épithète, Mon Business Assistant de la BNP, et bien d’autres en création...). Et si les banques ne développent pas directement ces services, elles le feront par le biais de néo-banques ou de robots comptables qu’elles acquerront.

Et en matière de rapports de forces avec la Profession, c’est bel est bien cette brique stratégique qui va faire la différence dans le futur.

Quels acteurs demain pourraient apparaitre face à notre profession ?

Il ne nous appartient pas ici de développer les avantages et les inconvénients de ces 3 familles de solutions. Nous manquerions assurément d’objectivité dans le sens où notre solution, MEG, est bien évidemment positionnée dans la seconde catégorie. Nous ne serons pas PDP (car la certification « tiers de confiance » est très complexe et très difficile) et nous n’avons pas l’intention de réécrire un nouvel outil de production. Pour autant, nos ambitions et nos atouts sont très forts et nous sommes prêts pour proposer une solution pérenne pour les cabinets et pour leurs clients... Disons que Meg associé à Chorus Pro ou à un PDP partenaire, répondra parfaitement à la problématique sans revoir l’organisation des cabinets à un moment où ces derniers sont sous pression.

Au-delà des qualités intrinsèques de chaque solution, prenons plutôt de la hauteur afin de mesurer d’éventuelles menaces et opportunités liées à l’apparition de ces nouvelles solutions.

En se positionnant sur le marché des petites entreprises avec des offres de pré-comptabilité et un bouquet de services associés, les banques, voire des offres d’éditeurs disrupteurs, vont pousser les cabinets dans leurs retranchements. Ces derniers seront contraints de se connecter aux banques ou à ces disrupteurs pour récupérer les journaux de leurs clients afin d’assurer les travaux de déclarations et de certifications. Cela délimitera assurément le périmètre d’intervention des cabinets.

Plusieurs scenarii se présentent, nous vous laissons le soin de les apprécier :

1. Les cabinets offrent, par l’intermédiaire de leur outil de production ou d’un OD partenaire, une organisation qui leur permet de conserver la maîtrise des flux qui transitent chez leurs clients. Cela ne change pas leur organisation actuelle mais leur procure un champ important de nouveaux services à proposer. C’est le phénomène de plateformisation du cabinet que nous avions présenté en décembre 2017 lors du rassemblement du CEG à Londres. C’est un scénario rassurant pour la Profession.

2. Les banques ou les éditeurs disrupteurs prennent l’ascendant sur le « front end » mais cette organisation facilite le travail des cabinets, ils se concentrent alors sur leur savoir-faire : le déclaratif et le conseil, sans que cela n’affecte nullement leurs honoraires. C’est un scénario satisfaisant prôné par les banques et les éditeurs qui se sont engagés dans cette voie et qui se veulent rassurants dans leurs intentions. Les gains de productivité sont mis en exergue invitant le cabinet à développer (enfin) les missions de conseils ;

3. Les banques et les éditeurs disrupteurs prennent l’ascendant sur le « front end » et les clients rechignent alors à payer des honoraires de tenue comptable aux cabinets (transfert de marge). Les cabinets doivent intégralement revoir leurs offres de services pour compenser leurs pertes de chiffre d’affaires. C’est une révolution mais les cabinets y parviennent et s’affirment désormais pleinement sur l’accompagnement ;

4. Même scénario que le 3 mais les cabinets peinent à vendre du conseil et souhaitent aller vers un « full services » adapté à la TPE (services « administratifs »). Ils se heurtent alors aux banques et aux disrupteurs qui, maîtrisant la data, proposent directement ce type de prestations aux entreprises par le biais de marketplaces. La concurrence devient frontale ;

5. Les cabinets d’expertise comptable abandonnent progressivement leurs honoraires de tenue et les services administratifs associés. Ils se concentrent sur les seuls travaux de « révision » et le pur conseil. Mais là se pose la question du potentiel de marché (gâteau trop petit). On assiste alors à une hyper concentration du marché et à une recomposition du marché de l’expertise-comptable suivant la matrice de Porter : volume, hyper différenciation (conseil), spécialisation technique ou sectorielle.

Cette cinquième alternative (volume) sera probablement facilitée par un phénomène de financiarisation de la Profession tels que nous avons déjà pu le constater dans d’autres marchés réglementés. Il devrait toucher plus particulièrement les cabinets traditionnels. Dans ce nouveau paradigme, les cabinets hyper spécialisés, ou de niche, resteraient davantage indépendants.

On peut imaginer que le gouvernement Macron, fraîchement réélu prépare un texte « Pacte 2 » qui vise à finaliser les propositions anciennes du rapport Attali de l'époque où Emmanuel Macron n'était pas Président. Ce qui impliquerait des modifications pour plusieurs professions réglementées à prérogatives d'exercice.

En complément, le texte récent de la « Loi du 14 février 2022 » vise à harmoniser les statuts des différents modes d'exercice en sociétés pour les professionnels libéraux qui ont plusieurs choix de sociétés possibles. Cela ne changera pas les textes de déontologie et de détention du capital, qui pour les experts-comptables existent déjà, mais cela favorisera les regroupements par des structures financières dans le respect des textes actuels. Donc, même en respectant les règles de détention du capital, on peut avoir des fonds ou des banques qui consolident des cabinets dans leur portefeuille grâce à des pactes d’associés parfaitement bien « ficelés ».

Cela irait dans le sens de ce qui se passe pour les laboratoires médicaux ou de radiologie avec des fonds à la manœuvre qui proposent des schémas de sortie intéressants pour des professionnels en fin de carrière... et des nouveaux modes d'exercices pour les plus jeunes. Il y a 9 ans les valorisations dans les laboratoires, c’était 4X l’EBE, aujourd’hui c’est plus de 10X l’EBE ! Cela ne laissera pas indifférent ni les anciennes générations (conditions de sortie) ni les plus jeunes (confort de vie et facilités d’exercice avec moins de responsabilités au-delà des prérogatives normatives).

Enfin, et en complément de ces évolutions, il n’est toujours pas exclu une libéralisation des activités comptables notamment sur la notion de saisie et de plateforme.

Nous voyons bien que la facture électronique associée à des changements réglementaires peut bouleverser considérablement le paysage et la configuration de la Profession. Les banques ne feront jamais le travail de conseil des experts-comptables. Mais elles peuvent en revanche bâtir des « groupes de services » nationaux intégrant des prestations d’expertise comptable ! Ce scénario est fort possible.

La Profession est à un tournant de son histoire.

Le métier de l’expertise-comptable restera assurément réglementé avec des normes de plus en plus fortes. Mais la « Profession » d’expertise-comptable pourra, quant à elle, être associée à des pôles de services évoluant dans un marché plus concurrentiel, celui de la TPE.

Ces phénomènes de mutation sont au cœur des réflexions du CEG, les Experts-Comptables de demain, qui regroupe plusieurs dizaines de cabinets de toute taille en veille active sur l’environnement concurrentiel de la Profession. Les phénomènes de concentration et de financiarisation seront d’ailleurs au centre des débats de notre prochaine journée d’échange à Paris, le 7 juillet prochain.

Rien ne prouve que nous ayons raison, mais l’ensemble de ces signaux invitent les professionnels du chiffre à s’y préparer.

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