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Multipropriétaires sous pression: la croisade du fisc et l’arme discrète de l’article 41 CIR 92 et de la théorie de la contrainte

Cet article est rédigé dans le cadre de la diffusion du Tax TV show du mois d'octobre 2025, disponible sur offfcourse.be.


I. Le retour du fisc sur le terrain des multipropriétaires

Depuis la crise sanitaire, l’investissement immobilier des particuliers s’est accéléré. La Belgique demeure, pour ces « bailleurs intensifs », un quasi-paradis fiscal. Pour les particuliers qui achètent en nom propre, la fiscalité reste d’une clémence remarquable : tant que les loyers proviennent de locations à des personnes physiques à usage privé, ils sont taxés sur la base d’un revenu cadastral indexé, majoré de 40 %, lequel reflète la valeur locative… au 1er janvier 1975. En d’autres termes, la charge fiscale réelle sur les loyers est dérisoire, et la plus-value à la revente est, en principe, totalement exonérée si la vente intervient plus de cinq ans après l’acquisition.

Mais ce modèle a trouvé ses limites. Le fisc mène depuis quelques années une véritable croisade contre les multipropriétaires, ciblant ceux dont l’activité immobilière révèle une organisation, un volume et une technicité excédant la simple gestion patrimoniale : acquisitions successives, endettement massif, recours à des sociétés de gestion, gestion active des baux et travaux.

Quatre cours d’appel — Mons (19 octobre 2017), Liège (20 février 2018), Bruxelles (17 mai 2018) et Anvers (19 juin 2018) — ont donné raison à l’administration : lorsque la répétition des opérations et le degré d’implication traduisent une activité lucrative, les loyers, et parfois les plus-values, basculent dans la catégorie des revenus professionnels soumis au tarif progressif.

L’enjeu est considérable. La requalification entraîne non seulement la perte de la référence au revenu cadastral pour l’établissement des revenus imposables, mais maintient l’imposition à l’IPP au taux marginal pouvant atteindre 50 %. Dès lors, de nombreux propriétaires envisagent de céder leur patrimoine à une société, soit pour sécuriser leur position fiscale, soit pour préparer une transmission successorale, soit encore pour compenser la suppression prochaine de la déduction des intérêts fédérale (art. 14 CIR, abrogée à partir de l’exercice 2026).

Cette tendance de « sociétisation » du patrimoine locatif explique l’importance pratique du cas examiné par le Service des décisions anticipées (SDA) dans son rapport annuel 2024.


II. Le cas du fonctionnaire multipropriétaire : un redressement et un transfert

Le contribuable en cause, ancien fonctionnaire, avait acquis sur vingt-cinq ans plusieurs dizaines d’immeubles — appartements, maisons, kots, boxes et emplacements — financés par des crédits hypothécaires. Tous étaient loués à des particuliers pour un usage privé. Chaque année, il déclarait le revenu cadastral indexé (code 1106) et déduisait les intérêts des emprunts (code 1146), sans comptabilité professionnelle.

Il a ensuite décidé de regrouper l’ensemble de ses crédits en un seul emprunt auprès d’une autre banque.

L’administration a estimé que ce refinancement marquait le « moment charnière » où l’activité locative prenait une ampleur professionnelle.

Le contribuable a accepté cette qualification : il a laissé imposer ses loyers en revenus professionnels, sans pour autant tenir de comptabilité ni pratiquer d’amortissements.

Afin d’éviter, à l’avenir, des impositions trop lourdes à l’impôt des personnes physiques, il a conclu, peu après, un compromis de vente avec une SRL qu’il détenait intégralement pour lui céder la quasi-totalité de ses immeubles.

La question soumise au SDA : les plus-values réalisées sur la vente de ces biens sont-elles imposables ? Et si oui, dans quelle catégorie de revenus ?


III. L’article 41 CIR 92 : une affectation purement comptable

L’article 41 du Code des impôts sur les revenus 1992 fixe les conditions dans lesquelles une immobilisation est réputée affectée à l’exercice de l’activité professionnelle :

« Art. 41 CIR 92 — Pour l’application des articles 24, 27 et 28, sont considérées comme affectées à l’exercice de l’activité professionnelle :

1° les immobilisations acquises ou constituées dans le cadre de cette activité et figurant à l’actif ;
2° les immobilisations ou la partie de celles-ci pour lesquelles des amortissements ou réductions de valeur sont admis ;
3° les immobilisations incorporelles créées pendant l’exercice de l’activité professionnelle. »

L’affectation suppose donc un indice formel : inscription à l’actif ou déduction d’amortissements. À défaut, le bien demeure dans la sphère privée, même s’il est matériellement utilisé à des fins professionnelles. Le Commentaire administratif (Com. IR 41/4 et 41/6) le confirme : sans comptabilisation ni amortissement, la plus-value échappe à l’article 24, 1°, 2°, et n’est pas imposable comme revenu professionnel.

C’est exactement la logique adoptée par le Service des décisions anticipées : les immeubles n’ayant jamais figuré à l’actif, et aucun amortissement n’ayant été admis, ils ne peuvent être considérés comme affectés à l’exercice de l’activité professionnelle. La plus-value sur leur cession reste donc hors champ de la taxation à titre de revenus professionnels.

La Cour de cassation, dans son arrêt du 21 juin 2018 (F.16.0028.N), avait confirmé cette approche : lorsqu’un contribuable tient une comptabilité simplifiée, le terrain — non amortissable — n’est pas un actif professionnel, seule la partie amortie du bâtiment pouvant l’être.

Un actif n’est considéré comme affecté à l’exercice de l’activité professionnelle que si le contribuable a l’intention de comptabiliser les fluctuations de sa valeur dans le résultat de l’entreprise.

Autrement dit, l’intention comptable prime la réalité économique. Le contribuable qui exploite effectivement une activité professionnelle mais n’inscrit pas ses biens à l’actif se trouve, paradoxalement, dans une position plus favorable : la plus-value qu’il réalise n’est pas imposable.

Le résultat peut surprendre : même lorsqu’un bien est utilisé à des fins professionnelles, il ne sera fiscalement considéré comme tel que s’il figure à l’actif ou fait l’objet d’un amortissement. En d’autres termes, la qualification dépend non du fait économique, mais du geste comptable ; à défaut de ce geste, la plus-value reste hors champ de l’impôt.


IV. L’article 90 CIR 92 et la théorie de la contrainte : pourquoi la taxation comme revenus divers échoue également

Une fois écartée l’imposition comme revenu professionnel, l’administration aurait pu tenter une autre qualification : celle de revenu divers, visée par l’article 90, alinéa 1er, 1° du CIR 92.

Cet article soumet à l’impôt les bénéfices ou profits réalisés « même occasionnellement ou fortuitement », pour autant qu’ils le soient en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle, sauf lorsqu’il s’agit d’une opération relevant de la gestion normale du patrimoine privé.

Le raisonnement du fisc aurait pu être le suivant : puisque les immeubles ne figurent pas à l’actif et ne remplissent pas les conditions de l’article 41, ils n’appartiennent pas à la sphère professionnelle ; dès lors, la plus-value sur leur vente serait réalisée « en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle » et donc imposable comme revenu divers.

Mais ce raisonnement ne tient pas.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 29 janvier 2021 (F.19.0033.N), a clairement rejeté cette approche. Elle a jugé qu’un même bien ne peut, à la fois, générer des revenus professionnels (les loyers, en l’espèce) et une plus-value considérée comme un revenu divers. Le Code ne permet pas une telle double qualification.

La Cour rappelle que l’article 41 CIR 92 détermine uniquement les cas d’affectation à l’activité professionnelle : il ne peut pas être invoqué, a contrario, pour démontrer qu’un bien est utilisé « en dehors » de celle-ci.

Ce raisonnement conduit à une conséquence pratique importante : dès lors que les loyers sont qualifiés de revenus professionnels, la plus-value issue de la vente des immeubles se rattache à cette même activité, et ne peut pas être taxée séparément comme revenu divers.

C’est ce que la doctrine appelle la théorie de la contrainte des catégories : une même réalité économique ne peut être imposée dans deux catégories de revenus différentes.

La Cour avait déjà appliqué ce principe dans un arrêt du 4 octobre 2013, à propos de loyers que l’administration tentait de taxer comme revenus divers : elle avait jugé que ces loyers relevaient par nature des revenus immobiliers et ne pouvaient changer de qualification. La même logique s’applique ici entre revenus professionnels et revenus divers.

Le Service des décisions anticipées suit fidèlement cette jurisprudence : dans la mesure où le contribuable reconnaît que ses loyers relèvent de l’activité professionnelle, la plus-value issue de la vente des immeubles doit être considérée comme ayant été réalisée dans le cadre de cette même activité — même si, faute d’inscription comptable, elle ne peut être taxée comme telle.

Elle ne peut donc pas davantage être imposée comme revenu divers, puisque ce régime suppose précisément que le gain soit réalisé « en dehors » d’une activité professionnelle.

Autrement dit :

  • les conditions de l’article 41 ne sont pas remplies, donc pas d’imposition en revenus professionnels ;
  • mais les loyers sont professionnels, donc l’article 90 ne peut s’appliquer non plus.

La plus-value est dès lors exonérée de toute imposition.


V. Conclusion

Dans le cas du fonctionnaire multipropriétaire, la cession des immeubles à la SRL n’a pas pour effet de modifier ce constat : la plus-value reste hors du champ de l’impôt.

L’opération présente, en outre, des avantages patrimoniaux évidents : elle permet de regrouper les dettes, de séparer les risques civils, de préparer la transmission successorale et d’adopter un cadre de gestion plus rationnel.

Fiscalement, elle clôt un cycle : celui d’une activité locative devenue professionnelle, mais dont les actifs, par un effet de pure forme, demeurent privés.

La décision citée par le SDA dans son rapport annuel 2024 illustre, de manière presque exemplaire, une cohérence juridique sans faille, mais une logique économique parfois dissonante.

L’article 41 CIR 92, en liant l’affectation professionnelle à la comptabilité, ferme la porte à l’imposition des plus-values lorsqu’aucun amortissement n’a été admis. L’article 90 CIR 92, en retour, ne peut s’appliquer qu’aux gains réalisés en dehors de toute activité professionnelle.

Le contribuable se trouve donc dans un angle mort du système : trop professionnel pour être taxé comme particulier, mais pas assez pour être imposé comme professionnel.

À bon entendeur, pour tous ceux dont les revenus immobiliers se voient requalifiés en revenus professionnels et qui envisagent, à juste titre, de structurer leur activité au sein d’une société.

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