Depuis quelques années, l’administration fiscale belge n’hésite pas à combattre des montages d’optimisation fiscale jugés abusifs en invoquant « tous azimuts » des arguments de droit européen, en particulier le principe européen anti-abus et la mesure générale anti-abus prescrite par la directive ATAD (directive anti évasion fiscale).
Elle se réfère de manière commode à ces principes lorsque les règles anti-abus de droit belge, notamment la mesure générale anti-abus (article 344, § 1er du CIR), ne sont pas applicables ou bien sont inefficaces.
Il est particulièrement piquant d’observer que ces arguments de droit européen sont utilisés par le fisc pour déjouer toute une panoplie de schémas de « tax planning » dont les praticiens du droit fiscal belge et international sont familiers, à savoir notamment :
- les montages dits de « plus-values internes », qui se caractérisent par l’apport d'actions par une personne physique à une holding, suivie par des distributions de dividendes exemptées à la holding et, cerise sur le gâteau, par des réductions de capital libéré exonérées par la holding à la personne physique;
- l’utilisation par un groupe multinational d’une société de financement intra-groupe belge, qui profite pleinement de la déduction pour capital à risque (déduction des intérêts notionnels) ;
- l’interposition d’une structure holding étrangère, par exemple une SOPARFI luxembourgeoise, au- dessus d’une société belge (en vue d’obtenir une exonération de précompte mobilier sur les remontées de dividendes), dans le cadre d’un montage de vaste ampleur échafaudé par un fonds d'investissement américain;
- le recours à un véhicule patrimonial défiscalisé (une société de gestion de patrimoine familial luxembourgeoise ou « SPF » ) par des personnes physiques résidentes belges, etc.
La Cour de cassation est venue freiner -du moins dans une certaine mesure- les ardeurs du fisc dans deux arrêts du 25 novembre 2021.
En premier lieu , elle a clairement circonscrit le champ d’application « matériel » du principe européen anti-abus, en réduisant sa portée au seul usage (abusif) d’une règle du droit de l’Union (primaire ou dérivé). A suivre la jurisprudence de la Cour de cassation, le principe européen anti-abus a uniquement vocation à s’appliquer dans un contexte de droit européen, et pas de droit purement interne. Pas question donc d’invoquer ce principe pour déjouer une réduction de capital libéré (exonérée) opérée par une société belge au profit d’un actionnaire personne physique belge, ou pour refuser la déduction des intérêts notionnels à une société belge (sans que le droit de l’Union ne soit en jeu). Autrement dit, le fisc belge ne peut invoquer dans ces cas de figure le principe européen anti-abus comme « bouée de secours », lorsqu’il ne parvient pas à contrecarrer (i) la réduction de capital exonérée sur la base de la mesure générale anti-abus de droit belge, ou (ii) l’utilisation jugée « abusive » des intérêts notionnels sur le fondement de la mesure anti-abus spécifique de droit interne contenue à l’article 207, al.2 du CIR.
A noter que l’application dans le temps de ce principe européen anti-abus recèle son lot d’incertitudes. Dans un arrêt surprenant du 1 décembre 2020, la Cour d’appel de Gand l’a ainsi appliqué à une distribution de dividende datant de 2012, ce qui a provoqué une levée de bouclier dans la doctrine fiscale. Un pourvoi en cassation a été dirigé contre cet arrêt ; la Cour de cassation devrait prochainement être amenée à se prononcer sur cette application « rétroactive » de ce principe européen anti-abus.
En second lieu, la Cour de cassation a clarifié les limites temporelles de la mesure générale anti-abus de la directive ATAD. Cette règle, qui s’applique en matière d’impôt des sociétés, a quant à elle bien vocation à s’appliquer dans des situations purement internes. En pratique, le fisc n’hésite pas à brandir cette mesure anti-abus en vue d’exiger une « interprétation conforme » à celle-ci de certaines dispositions anti-abus de droit interne belge...et ce même pour des faits « anciens ». Depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 25 novembre 2021, il est clair que la mesure anti-abus de la directive ATAD ne peut être appliquée qu’à des faits postérieurs à la date du 1er janvier 2019, à partir de laquelle les Etats membres devaient avoir transposé cette mesure en droit interne.
Denis-Emmanuel PHILIPPE,
Avocat-associé (Bloom-Law) aux barreaux de Bruxelles, Liège et Luxembourg
Maître de conférences à l’Université de Liège