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La Cour de cassation confirme la jurisprudence Antigone en droit fiscal

La question de l’admissibilité des preuves obtenues irrégulièrement traverse depuis vingt ans notre droit, tant pénal que fiscal. Elle oppose deux exigences fondamentales : d’une part, la nécessité d’une justice efficace, capable de sanctionner les comportements frauduleux ; d’autre part, le respect des garanties procédurales qui fondent l’État de droit.

En matière pénale, l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 octobre 2003 dans l’affaire dite Antigone (Cass., 14 octobre 2003, R.G. n° P.03.0762.N) a marqué un tournant radical. Il a mis fin à une conception absolue selon laquelle toute preuve recueillie en violation de la loi devait être rejetée, y compris ses prolongements indirects. Depuis lors, l’admissibilité est le principe et l’exclusion, l’exception.

La question a rapidement débordé le champ pénal. Fallait-il transposer cette jurisprudence en matière fiscale, alors même que l’impôt repose sur le principe de légalité (article 170 de la Constitution), garantissant que seuls des éléments fixés par la loi peuvent fonder l’imposition ?

La Cour de cassation a choisi d’opérer cette transposition, non sans susciter un débat doctrinal nourri et une résistance de plusieurs juridictions de fond.

L’arrêt rendu en audience plénière le 19 juin 2025 dans l’« affaire SABENA » (F.23.0037.F) vient à nouveau apporter une réponse ferme : la jurisprudence Antigone s’applique pleinement au contentieux fiscal. La Cour tranche ainsi une controverse qui opposait sa propre jurisprudence à certaines juridictions du fond, tout en s’inscrivant dans une dynamique politique.

Le cadre issu de l’arrêt Antigone

L’arrêt Antigone de 2003 a inversé le paradigme probatoire. Jusque-là, une preuve obtenue illégalement était frappée d’irrecevabilité absolue, ainsi que les preuves dérivées. La Cour de cassation a décidé qu’il n’en irait plus ainsi.

Désormais, une preuve n’est écartée que si :

  1. une règle a été violée alors qu’elle est expressément prescrite à peine de nullité ;
  2. l’irrégularité commise compromet la fiabilité de la preuve ;
  3. l’utilisation de la preuve viole le droit à un procès équitable.

Le juge doit procéder à une mise en balance : caractère intentionnel ou non de l’irrégularité, importance de la violation au regard de la gravité de l’infraction, ou encore caractère formel ou substantiel de la règle méconnue.

La transposition en matière fiscale

En 2015, la Cour de cassation a décidé que ces principes s’appliqueraient également au droit fiscal (Cass., 22 mai 2015, F.13.0077.N). Elle a ainsi jugé que rien, dans le Code des impôts sur les revenus 1992, n’interdisait à l’administration de recourir à des preuves obtenues de manière irrégulière, sauf dans les trois hypothèses précitées.

Le juge fiscal doit donc apprécier l’admissibilité de telles preuves au regard des critères dégagés en matière pénale. Ainsi, un document irrégulièrement saisi pourra être utilisé pour asseoir une cotisation, sauf s’il est entaché d’un vice affectant sa fiabilité ou si son usage porte atteinte aux droits de la défense du contribuable.

La transposition, bien que constante depuis lors, n’a cessé d’être critiquée.

La doctrine souligne que les règles de preuve en matière fiscale relèvent du principe de légalité de l’impôt : si la loi ne prévoit pas la possibilité d’utiliser des preuves irrégulières, leur admission reviendrait à soustraire l’établissement de l’impôt au domaine de la loi.

D’autres auteurs invoquent le droit de propriété (article 16 de la Constitution, article 1er du Premier Protocole additionnel à la CEDH) et le droit au respect de la vie privée (article 8 CEDH) pour contester la légitimité de cette transposition.

La résistance des juridictions du fond

Ces critiques ne sont pas restées théoriques. Plusieurs juridictions de première instance ont refusé de suivre la Cour de cassation.

Ainsi, le tribunal de Namur (10 février 2021) et le tribunal de première instance du Hainaut (6 septembre 2024) ont récemment estimé qu’admettre des preuves obtenues illégalement viole l’article 170 de la Constitution. Pour ces juges, le principe de légalité implique que la loi seule détermine les éléments sur lesquels repose l’impôt. Si l’administration utilise des preuves obtenues en violation de la loi, l’imposition qui en résulte est nécessairement illégale.

Ces décisions mettent aussi en avant l’asymétrie choquante entre l’administration et le contribuable : la moindre irrégularité de ce dernier entraîne sanctions et amendes, alors que l’État se voit pardonner ses propres manquements au nom de l’intérêt général.

L’arrêt du 19 juin 2025 (affaire SABENA)

L’affaire ayant conduit à l’arrêt du 19 juin 2025 est emblématique.

À la suite de la faillite de la SABENA, une instruction pénale a révélé l’existence d’une filiale aux Bermudes ayant financé des contrats d’assurance-vie au profit de dirigeants. Ces contrats avaient généré des revenus occultes non déclarés. Découverts lors d’une perquisition et communiqués au fisc, ils ont servi de base à des cotisations supplémentaires pour les exercices 1996 et 1997, assorties d’accroissements, et ce malgré les procédures de régularisation fiscale diligentées par les contribuables en 2004.

Les contribuables soutenaient que le juge d’instruction avait instruit hors saisine jusqu’à un réquisitoire complémentaire de 2005. La chambre des mises en accusation avait d’ailleurs relevé cette irrégularité. La cour d’appel de Bruxelles (9 juin 2022) avait néanmoins validé l’usage des preuves litigieuses en application des critères Antigone.

La Cour de cassation, réunie en audience plénière, confirme :

  • Les règles d’admissibilité de la preuve ne sont pas des éléments essentiels de l’impôt au sens de l’article 170 de la Constitution.
  • La loi fiscale ne prohibe pas l’usage de preuves obtenues illégalement.
  • L’irrégularité tenant à une instruction hors saisine n’est pas assortie de nullité et ne suffit donc pas à écarter les preuves.

L’arrêt est décisif : il tranche avec la résistance exprimée récemment par certains juges du fond, conférant à la jurisprudence Antigone une assise renforcée en matière fiscale.

Les perspectives législatives

La clarification jurisprudentielle intervient alors que le débat politique est déjà engagé.

La proposition de loi déposée le 24 septembre 2024 par MM. Benoît Piedboeuf et Hervé Cornillie prévoit d’insérer dans le CIR 92 et dans le Code TVA une règle claire : les preuves obtenues en violation d’une disposition légale sont en principe irrecevables, sauf lorsqu’il s’agit d’irrégularités purement formelles.

De son côté, l’accord de gouvernement dit « Arizona » (octobre 2024) constate expressément l’absence de cadre légal clair et annonce la création d’un tel cadre, afin de garantir que l’administration fiscale respecte les procédures fiscales.

Ces initiatives convergent vers un cadre réglementaire destiné à instaurer plus de sécurité juridique.

Conclusion

Par son arrêt du 19 juin 2025 rendu en audience plénière, la Cour de cassation confirme que l’administration peut utiliser des preuves obtenues irrégulièrement, sous réserve du contrôle de proportionnalité issu de la jurisprudence Antigone.

La solution a le mérite de la clarté. Mais elle soulève des inquiétudes profondes. En confiant au juge le soin de décider, au cas par cas, si une preuve irrégulière peut être utilisée, on laisse une question de principe – la légalité de l’impôt – à l’appréciation du juge. Le risque est d’affaiblir les garanties procédurales, alors même que le contribuable, lui, est tenu à un strict respect des règles, sous peine de sanctions sévères.

Les projets législatifs actuellement débattus, qui visent à distinguer explicitement les irrégularités purement formelles de celles qui affectent de manière substantielle la légalité de la preuve, ouvrent une voie de clarification bienvenue. La réforme annoncée par l’accord de gouvernement dit « Arizona » constitue, à cet égard, une occasion déterminante de traduire dans le droit fiscal l’exigence que l’État, lorsqu’il impose et contrôle, soit lui-même tenu au respect scrupuleux des règles qu’il édicte.

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