La réforme de l’infraction de blanchiment : en route vers le passeport patrimonial

Peut-on blanchir l’avantage tiré de toute infraction ? La réponse est définitivement oui et sans plus aucune restriction. En effet, par une loi du 18 janvier 2024, le législateur a mis fin à la dichotomie existant entre la fraude fiscale grave, organisée ou non, et la fraude fiscale « simple » (appelée, par le législateur, fraude fiscale « ordinaire »).


Rétroactes - La répression du blanchiment en Belgique avant la réforme – les grandes lignes

La répression du blanchiment d’argent en Belgique existe depuis l’introduction de cette infraction à l’article 505 du code pénal belge par une loi du 17 juillet 1990. En droit, le blanchiment consiste donc à poser l’un des trois comportements visés ci-dessous sur des avantages patrimoniaux tirés directement d’une infraction (quelle qu’elle soit, pourvu qu’elle soit pénalement réprimée) alors qu’on connaissait ou qu’on devait connaitre l’origine illicite de ces avantages au début des opérations, ou dans le but spécifique de dissimuler cette origine.

Jusqu’à récemment, le texte prévoyait un emprisonnement de quinze jours à cinq ans et une amende de vingt-six euros à cent mille euros (ces montants devant être multipliés par 8 par application des centimes additionnelles) ou l’une de ces peines seulement pour :

  1. Ceux qui auront acheté, reçu en échange ou à titre gratuit, possédé, gardé ou géré des avantages patrimoniaux tirés directement d’une infraction, alors qu’ils connaissaient ou devaient connaître l’origine de ces choses au début de ces opérations (505, CP);
  2. Ceux qui auront converti ou transféré des avantages patrimoniaux tirés directement d’une infraction, dans le but de dissimuler ou de déguiser leur origine illicite ou d’aider toute personne qui est impliquée dans la réalisation de l’infraction d’où proviennent ces choses, à échapper aux conséquences juridiques de ses actes (505, CP);
  3. Ceux qui auront dissimulé ou déguisé la nature, l’origine, l’emplacement, la disposition, le mouvement ou la propriété d’avantages patrimoniaux tirés directement d’une infraction, alors qu’ils connaissaient ou devaient connaître l’origine de ces choses au début de ces opérations (505, CP).

Il convenait encore de faire la distinction entre l’auteur de l’infraction de base, ayant généré l’avantage patrimonial, et les tiers susceptibles de « manipuler » cet avantage (généralement de l’argent) issu d’une infraction. Cette distinction revêtait une importance toute particulière lorsque l’infraction de base était une fraude fiscale (l’avantage consistant alors en une économie d’impôt, soit l’évitement d’une dette). Le tableau repris ci-dessous résume les conséquences de la distinction qu’il fallait opérer :

Comportement

Auteur de l’infraction de base

Tiers ([1])

2° recel élargi

Principe : ne peut être poursuivi

Exception (restrictive) : infraction commise à l’étranger et qui ne peut être poursuivie en Belgique

Principe : le tiers peut être poursuivi

Uniquement si fraude fiscale grave

3° Blanchiment « pur »

Toujours (aucune exception)

Toujours (aucune exception)

4° Opacification

Toujours (aucune exception même si infraction de base = fraude fiscale « simple »)

Principe : le tiers peut être poursuivi

Uniquement si fraude fiscale grave

Comme l’exprime ce tableau, l’auteur de la fraude originaire qui conserve le fruit de cette fraude ne peut être poursuivi pour blanchiment.

Le tiers qui garderait, gérerait ou posséderait ces avoirs (2° comportement : recel élargi) en sachant qu’ils proviennent d’une fraude fiscale ne pouvait être poursuivi que si la fraude fiscale commise était grave.

Le troisième comportement (blanchiment « pur ») peut, quant à lui, toujours être poursuivi, tant dans le chef de l’auteur de la fraude fiscale que dans celui du tiers qui recevrait ces fonds. Ce comportement requiert toutefois la preuve d’un élément moral particulièrement grave : la volonté de dissimuler l’origine illicite dans le but de permettre à l’auteur d’échapper aux conséquences de ses actes.

Enfin, le quatrième comportement (opacification) peut être poursuivi dans le chef du tiers si et seulement si la fraude fiscale sous-jacente est grave. Par ailleurs, ce comportement implique que le tiers sait ou doit savoir – à comprendre comme « ne peut ignorer » - que l’origine des avoirs est illicite.


L’Union européenne et la répression du blanchiment

Depuis les années 90’, l’Union européenne a mis en place un cadre législatif relativement complexe à destination d’une série d’acteurs de terrain (les « assujettis », tels que les banques, les avocats, les notaires, les clubs de football, etc.) en vue de prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Ce cadre est implémenté en Belgique par la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux.

Par une directive n° 2018/1673 du 23 octobre 2018, l’UE est allée un cran plus loin en décidant d’imposer aux 27 États membres d’introduire l’infraction de blanchiment dans les codes pénaux nationaux, en harmonisant de ce fait la répression de cette infraction au sein de l’UE, et facilitant les poursuites au niveau international. La directive devait être transposée en droit belge pour le 3 décembre 2020 au plus tard. La Belgique était très en retard car elle souhaitait intégrer les modifications nécessaires dans le plus vaste projet de réforme du Code pénal.

Fin 2022, la Commission européenne a donc lancé une procédure en manquement contre notre pays, dans la mesure où le droit existant (i) permettait aux tiers d’échapper à l’infraction de blanchiment en cas de fraude fiscale « simple » et (ii) n’incluait pas toutes les circonstances aggravantes prévues par la directive.

Un projet de loi (n° 55/3322), parallèle à la réforme globale du code pénal, a donc vu le jour afin de permettre une refonte plus rapide de l’article 505 du code pénal.


La loi du 18 janvier 2024 : plus de différence entre la fraude fiscale simple et la fraude fiscale grave, organisée ou non ?

(i) Suppression de l’exception en cas de fraude fiscale simple ou « ordinaire »

Entré en vigueur le 5 février 2014, le nouvel article 505 supprime l’exception prévue pour les tiers en cas de fraude fiscale simple. Cela signifie que la moindre contrariété aux codes fiscaux, commise dans une intention frauduleuse, est susceptible de poursuites pour blanchiment. La banque, le donataire ou l’héritier par exemple, qui recevrait ces fonds, pourrait donc être poursuivi pénalement pour chaque euro n’ayant pas subi son régime fiscal ordinaire et ce, sans limite de temps dans le passé. Rappelons toutefois que pour qu’il y ait infraction, il faut que l’auteur ait connaissance de l’origine illicite.

Les conséquences pratiques de cette modification étaient bien connues et dénoncées par les experts depuis les premiers travaux de réforme du code pénal : en l’absence de prescription pour l’infraction de blanchiment, ou de dépénalisation de la fraude fiscale simple, tout justiciable devient aujourd’hui potentiellement blanchisseur de fraudes minimes, pour peu que celui-ci connaissait ou devait connaitre (notion ô combien subjective et devant être comprise comme signifiant « ne pouvait ignorer ») l’origine illicite des avoirs.

(ii) Introduction d’une cause d’excuse absolutoire en cas de fraude fiscale ordinaire et pour deux des trois comportements

Le secteur financier risquant d’être tout particulièrement impacté, celui-ci a obtenu du législateur qu’une cause d’excuse absolutoire soit accordée aux entités assujetties au dispositif préventif. Et voici que revient la différence entre la fraude fiscale « ordinaire » et la fraude fiscale grave. En effet, cette cause d’excuse ne pourra être invoquée que si la fraude est ordinaire et non grave. En réalité, on se replace dans le système préalable (uniquement la fraude fiscale ordinaire et uniquement le premier et troisième comportement) mais cette fois, l’infraction existe , seule la peine ne sera pas infligée.

(iii) Condition afin de bénéficier de cette cause d’excuse absolutoire

Afin d’être exempte de peine, en cas de blanchiment portant sur des avantages patrimoniaux issus d’une fraude fiscale ordinaire, l’entité assujettie devra s’être conformée à la législation et à la réglementation en matière de lutte contre la fraude fiscale y compris celles découlant de la loi du 18 septembre 2017 (volet « préventif » du blanchiment). Les travaux parlementaires intègrent étrangement dans ce package d’obligations qui ne sont pas clairement visées et définies, la vérification des législations relatives (i) à la taxe sur les comptes-titres, (ii) aux dénonciations des dispositifs agressifs transfrontières, (iii) à l’accès au Point de Contact Central de la Banque Nationale, (iv) à l’échange de renseignements international en matière fiscale, (v) aux obligations déclaratives visées à l’article 307 du CIR92 (avoirs à l’étranger).

L’objectif a été de ne pas placer les entités assujetties dans des situations inextricables. Puisque le moindre euro non régulier peut entrainer l’infraction de blanchiment, on a voulu temporiser le risque de dénonciations tous azimuts. Solution : on offre une exemption de peine conditionnée ; les travaux parlementaires précisent donc que pour pouvoir en bénéficier, les entités assujetties (et on ne parle que du secteur financier dans les exemples) devront avoir respecté les règles qui s’imposent à elles dans le cadre de la lutte contre la fraude. Si on comprend dès lors que soient visées, dans les travaux parlementaires, les obligations des banques en matière d’informations à référer (DAC 6, CRS, PCC), le renvoi à la loi sur la taxe sur les comptes-titres ou plus fondamentalement à l’article 307 du CIR92 risque de poser les banques en véritable contrôleur fiscal de leurs clients.

Alors que des circulaires anti-derisking ont dû intervenir ainsi que des législations afin d’offrir un service bancaire de base, les nouvelles règles vont encore venir polariser les relations des citoyens avec leurs banquiers.

(iv) Introduction de circonstances aggravantes

Des sanctions aggravées ont été prévues dans le nouvel article 505ter du code pénal lorsque :

  • L’entité assujettie se rend coupable de blanchiment dans le cadre de l’exercice de ses activités professionnelles ;
  • L’infraction de blanchiment est commise dans le cadre d’une organisation criminelle.


Et ce n’est pas fini : refonte du code pénal

Ce 22 février 2024, la Chambre des représentants a adopté les livres I et II du nouveau Code pénal, qui entrera en vigueur deux ans après la date de sa publication au Moniteur belge. Le texte adopté ne modifie pas les éléments constitutifs de l’infraction, mais les codifie aux nouveaux articles 502 à 504 du nouveau code pénal.

Deux points notables doivent attirer l’attention et découlent de la réforme globale :

  • L’infraction de blanchiment sera, pour le futur, sanctionnée d’une peine « de niveau 3 », permettant au juge pénal de choisir la peine parmi un panel important de sanctions prévues pour ce niveau ;
  • Le nouvel article 27 du code pénal prévoit que « la peine d’emprisonnement constitue l’ultime recours et elle ne peut être prononcée que lorsque les objectifs de la peine ne peuvent pas être atteints par une des autres peines ou mesures prévues par la loi ».

Outre les circonstances aggravantes introduites par la loi du 18 janvier 2024, deux circonstances aggravantes complémentaires seront introduites :

  • L’auteur avait connaissance qu’un mineur ou une personne en situation de vulnérabilité a été utilisée pour commettre l’infraction d’où proviennent les avantages patrimoniaux blanchis ;
  • Les avantages patrimoniaux recelés ou blanchis proviennent d’une infraction punissable d’une peine de niveau 7 ou 8 et l’auteur avait connaissance des éléments auxquels la loi attache une telle peine.

Enfin, le texte final du futur article 502 du code pénal supprime l’exception de poursuite de l’auteur de l’infraction en cas de recel élargi (actuel article 505, 2°, CP). Cela signifie que l’auteur de l’infraction de base pourra toujours être poursuivi même si celui-ci ne fait que garder le produit de l’infraction sans y toucher. Ceci aura nécessairement un impact notamment en matière de prescription.


Conclusion

La lutte contre le blanchiment de capitaux est plus qu’importante et nécessaire. Les autorités internationales, en ce compris européennes, ne s’y trompent pas et s’y emploient depuis des dizaines d’années. Le dispositif préventif a fait ses preuves : il suffit pour s’en convaincre de lire chaque année le rapport de la CTIF qui a mis en lumière des systèmes frauduleux permettant de blanchir les fonds provenant d’infractions qui génèrent énormément de profits. Cette criminalité est très souvent dangereuse et les événements d’Anvers ou Bruxelles le démontrent malheureusement chaque jour. Une lutte intensifiée, coordonnée et organisée est tout à fait nécessaire.

La fraude fiscale est une infraction qui nuit évidemment aux intérêts fondamentaux de l’État. Elle est aussi un élément utilisé dans ces mécanismes de blanchiment. Ainsi voit-on poindre des professionnels du blanchiment qui offrent comme service de blanchir le cash provenant notamment du trafic de stupéfiants. À qui ? Aux personnes qui souhaitent ne pas déclarer leur chiffre d’affaires et/ou payer le personnel en noir. La lutte contre la fraude fiscale est donc tout aussi importante.

L’évolution est donc positive ? Le secteur financier sait dans quelle situation très inconfortable il est ainsi placé : (i) il n’est pas censé émettre de déclaration de soupçon en cas de fraude fiscale ordinaire mais (ii) en acceptant les fonds, il commettrait ce faisant une infraction et (iii) de toute façon, le moindre soupçon d’infraction de blanchiment doit être reporté sans avoir à identifier l’infraction sous-jacente. Il n’en demeure pas moins que sa déclaration de soupçon doit intervenir de bonne foi. Comment réaliser cette quadrature du cercle ? En devenant – encore – plus exigeant sur les éléments qui seront remis par le client justifiant de l’origine de ses fonds. Le soupçon sera écarté lorsque ce dernier aura réussi à rapporter la preuve de son innocence et ce, sur des décennies, le cas échéant. S’il n’y arrive pas, la banque, forte de toutes ces précautions, dénoncera et acceptera les fonds, ce qui lui permettra, le cas échéant, de ne pas être sanctionnée.

L’avenir des relations avec les entités assujetties est donc bien sombre et le meilleur conseil à donner à ce stade est le suivant : nonobstant le temps qui passe, il faut garder l’ensemble des éléments qui permettent de justifier de l’origine de son patrimoine.

La traçabilité, c’est le mot clé.


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[1] Nous parlons ici du tiers à l’infraction de fraude fiscale qui serait amené à manipuler les fonds n’ayant pas subi leur régime fiscal ordinaire. Il peut s’agir de la banque auprès de laquelle les fonds sont déposés, le donataire qui recevrait ces fonds, le gestionnaire, le notaire, bref, toute autre personne qui « manipulerait » ces fonds sans avoir commis de fraude fiscale au départ.

La Tetracademy est la revue trimestrielle juridique du cabinet d’affaires bruxellois Tetra Law. Cet article en est extrait. Pour plus d’informations ou pour recevoir chaque nouvelle publication, n’hésitez pas à suivre la Tetracademy en envoyant un email à tetracom@tetralaw.com ».

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