J’ai souvent rencontré des cédants qui me parlaient de leur société comme on parle d’un enfant. Ils évoquent les nuits blanches passées à tout faire tenir, les sacrifices familiaux, les moments de doute mais aussi les fiertés immenses, quand un grand client signe ou quand une équipe soudée réussit l’impossible.
Cet attachement est légitime. Ces entrepreneurs méritent notre admiration. Mais il arrive que cette fierté se transforme en excès d’optimisme au moment de la vente, et cet optimisme peut, paradoxalement, devenir l’ennemi de la transmission. « À force de vouloir trop gagner, on finit par tout perdre ».
Je pense à un chef d’entreprise qui voyait son avenir en grand. Il avait investi dans une nouvelle gamme prometteuse et était persuadé que son chiffre d’affaires allait doubler dans les trois prochaines années. Sur cette base, il demandait un prix de cession bien supérieur aux standards du marché. Pour lui, c’était une évidence : son entreprise valait déjà ce futur succès. Mais les repreneurs voyaient surtout des contrats non signés et un pari commercial incertain. Ils ont jugé le risque trop élevé et ont fini par se retirer. La transaction n’a jamais eu lieu. Deux ans plus tard, les conditions de marché avaient changé, et la valeur de l’entreprise s’était amoindrie. Ce dirigeant, qui méritait pourtant une belle sortie, a vu son projet lui échapper.
Un autre souvenir me revient. Une PME familiale, solide, rentable, respectée dans son secteur. L’entreprise avait tout pour séduire un repreneur sérieux. Mais son dirigeant, convaincu d’une croissance fulgurante, exigeait un prix que rien ne venait justifier concrètement. Le repreneur intéressé avait l’expérience, la volonté et les moyens d’assurer la continuité. Pourtant, il a fini par renoncer. Le vendeur, déjà projeté dans sa nouvelle vie, a vécu cet échec comme une profonde désillusion.
Ces histoires rappellent une vérité que je partage souvent avec mes clients : les repreneurs achètent une entreprise pour ce qu’elle est aujourd’hui, pas pour ce qu’elle pourrait être demain. Bien sûr, les perspectives comptent. Mais elles doivent être démontrables, crédibles, soutenues par des preuves tangibles. Lorsque l’enthousiasme du cédant prend le pas sur la réalité, c’est la crédibilité du dossier qui vacille.
Mon rôle, dans ces moments-là, est d’apporter un regard extérieur, objectif mais respectueux. D’aider le cédant à séparer ce qui relève de l’émotion et ce qui appartient aux faits. De lui rappeler que défendre un prix n’est pas un combat, mais une recherche d’équilibre. Parfois, cela passe par des mécanismes comme un paiement différé lié aux performances futures, qui permettent de concilier son optimisme et la prudence du repreneur.
Je comprends ces entrepreneurs qui espèrent « vendre au prix fort ». Ils y voient, et c’est normal, la reconnaissance de toute une vie. Mais ce que l’expérience m’a appris, c’est qu’une cession réussie ne se mesure pas seulement à un chiffre. Elle se mesure à la continuité de l’œuvre, à la solidité du deal, à la satisfaction des deux parties.
Le plus bel hommage qu’on puisse rendre à un parcours d’entrepreneur n’est pas de décrocher un prix irréaliste, mais de transmettre son entreprise dans de bonnes conditions, en lui assurant un avenir.