Disposition anti-abus fiscale – La cour d'appel de Gand remet de l'ordre et recadre l'administration fiscale : une réduction de capital social ne constitue pas un abus fiscal

Le Code des impôts sur les revenus ("CIR") contient une mesure anti-abus générale (article 344, § 1er) permettant au fisc de requalifier, pour l'application de la loi fiscale, un acte abusif en un autre acte, réputé être l'acte "normal" qui aurait dû être posé par le contribuable et de taxer sur cette base.
Cette disposition a été modifiée en 2012 pour permettre à l'administration fiscale de lutter plus efficacement contre les abus. Jusqu'alors, la tâche de l'administration était délicate car elle devait, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation, remplacer la qualification de l'acte posé par une nouvelle qualification ayant des conséquences juridiques semblables à celles de l'acte originel abusif… Cette condition était très difficile à remplir dans bien des cas, raison pour laquelle elle fut supprimée.



Selon la nouvelle mouture de cette disposition, il y a abus fiscal lorsque le contribuable (i) soit, se place hors du champ d'application d'une disposition prévoyant une imposition, (ii) soit, effectue une opération par laquelle il prétend à un avantage fiscal (déduction ou exonération) prévu par une disposition, pour autant que l'administration fiscale démontre que cela a été fait en violation des objectifs de cette disposition (tels que ceux-ci ressortent suffisamment clairement de la disposition ou des travaux parlementaires ayant conduit à son adoption). Même dans ce cas, le contribuable peut encore empêcher la requalification s'il prouve que ses actes juridiques se justifient par des motifs non-fiscaux substantiels.


Si le contribuable ne réussit pas à apporter cette contre-preuve, l'administration fiscale peut requalifier l'acte posé (qui lui est inopposable) et la base imposable ainsi que le calcul de l'impôt pourront alors être restaurés sur base de l'opération requalifiée, comme si l'abus fiscal n'avait pas eu lieu.


Beaucoup d'encre a coulé en doctrine et dans la presse au sujet de la mise en œuvre de cette disposition, notamment quant à l'appréciation de l'existence de l'abus fiscal par l'administration. La Cour constitutionnelle avait rendu un arrêt en octobre 2013 par lequel celle-ci a admis que la disposition anti-abus n'était pas inconstitutionnelle, tout en balisant certains principes de son application. Restait à voir comment l'administration utiliserait cette disposition et, dans le contrôle qu'elle en ferait, comment les cours et tribunaux en appréhenderaient les contours.


Dans l'affaire soumise à la Cour d'appel de Gand, l'administration fiscale avait considéré qu'une réduction de capital social d'une société holding belge était constitutive d'un abus fiscal dès lors qu'elle était financée, économiquement, par des dividendes reçus de filiales et qu'elle était utilisée en lieu et place d'une distribution de dividendes qui aurait pu entraîner une imposition des actionnaires personnes physiques (par la retenue du précompte mobilier). Dans le cas d'espèce, la société avait réduit son capital à différentes reprises et pour la dernière fois après l'entrée en vigueur de la nouvelle version de la disposition anti-abus. L'administration considéra que, d'un point de vue économique, l'opération réelle était une distribution des profits/dividendes et non pas une véritable réduction de capital. Selon l'administration, l'intention du législateur n'était pas de permettre une exonération fiscale pour les opérations de réduction de capital qui provenaient, économiquement, de bénéfices perçus par la société et qui (en outre) n'étaient pas réalisées exceptionnellement.


Le tribunal de première instance donna tort au contribuable. Mais la Cour d'appel de Gand réforma ce jugement dans un arrêt qui doit être approuvé pour les principes qu'il dégage concernant l'application de la disposition anti-abus.

La Cour, dans un arrêt soigneusement motivé s'appuyant sur l'arrêt de la Cour constitutionnelle rendu en 2013, donna raison au contribuable et condamna sévèrement l'approche économique adoptée par l'administration fiscale dans cette affaire.

La Cour considéra que le fisc n'avait pas rapporté la preuve de l'existence d'un abus fiscal. Pour qu'il y ait abus fiscal, il faut que le contribuable évite une imposition prévue par une disposition en contradiction avec les objectifs de celle-ci. Or, dans le cas d'espèce, ne ressort nulle part dans la disposition ou dans les travaux parlementaires y afférents l'objectif du législateur de limiter l'exonération fiscale aux réductions de capital social réalisées et qui ne proviennent pas, économiquement, de bénéfices réalisés. Au contraire, selon la Cour, la notion de "capital" utilisée dans la disposition a une signification claire: il s'agit du capital social visé par le Code des sociétés, ni plus, ni moins (et non pas d'une notion à échafauder sur la base d'une soi-disant réalité économique). La position de l'administration revient, selon la cour, à ajouter une condition à la loi…


La Cour ajouta encore:

  1. que l'administration fiscale doit – pour apprécier l'existence d'un abus fiscal – tenir compte des pratiques communément en vigueur à l'époque des faits. Or, s'il est vrai que depuis le 1er janvier 2018, un précompte mobilier peut s'appliquer aux opérations de réduction capital dans le cas où la société réduisant son capital dispose de certaines réserves (selon un certain prorata), à l'époque des faits, rien de tel: les opérations de réduction de capital social pouvaient généralement bénéficier de l'exonération de précompte mobilier en étant intégralement imputées sur le capital réellement libéré (peu importe que la société dispose par ailleurs de réserves et/ou de bénéfices reportés); et
  2. comme le législateur l'avait rappelé en 2012 lors de la modification de la disposition anti-abus, cette disposition ne remet pas du tout en cause le principe fiscal (fondamental) du libre choix par le contribuable d'emprunter la voie la moins imposée.
Cet arrêt doit être applaudi en ce qu'il rappelle utilement à l'administration fiscale que celle-ci doit s'appuyer sur les objectifs de la loi tels que ceux-ci ressortent clairement de la loi ou des travaux parlementaires, pour pouvoir appliquer la disposition anti-abus.


Au contraire, l'administration ne peut s'arroger le pouvoir de se faire le libre interprète de la loi, selon ce qui lui semble préférable comme comportement à adopter par les contribuables. La sécurité juridique et fiscale ainsi que le respect du principe de légalité sont à ce prix.

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