Mon père a 90 ans. Il est né avant l'Anschluss et l'invasion de la Belgique. Son père, figure héroïque de la résistance, laisse en moi un souvenir poignant. Je ressens encore la gorge nouée, lorsque, dans l’église, la Brabançonne résonnait après que le drapeau belge eut été déposé sur son cercueil.
Que c’est long et court, 90 ans. Mon père est un érudit, c'est lui qui m’a initié à Mauriac. Durant les vacances, nous explorions les lieux empreints de la magie des auteurs. Je revois notre joie intense en découvrant la source du Grand Meaulnes, qui rafraîchissait la limonade de François Fournier.
La nostalgie, cette double nature, gouffre et source de jouvence. Se rappeler le temps écoulé est le fardeau des âmes tourmentées. Camus disait : "Chaque homme commence l’humanité, chaque homme la termine." Il y a dans l’assise du temps accompli une jeunesse éternelle.
Comme si la naissance était une révélation, et l’hiver de la vie, un combat pour porter à bout de bras les apprentissages, les découvertes, les amours immenses et leur banalisation, les émerveillements, mais surtout les pleurs que des yeux âgés assèchent.
Parfois, un arrêt, une peur, une lucidité, un frisson intérieur, une chanson, un mot, une odeur, nous plongent dans cette immensité, cette gigantesque émotion que le temps est passé.
À ce moment, plus rien n’a d’importance sinon le vertige du temps, qui pousse certains à s’y précipiter pour le conjurer. Lamartine avait raison dans son désespoir. Les minéraux travaillés nous survivent. Nous sommes de passage, dans l’anonymat. Et chaque moment est le plus important.
Nous vivons trop vite, souvent mal. De mystérieuses influences transforment nos espoirs en détresse, et des bonheurs fugaces en obscurcissements de l’âme.
Rien n’est important que l’on ne puisse agripper. Et s’agripper est vain.
Il faut respirer. Et vivre. Sans peur.